Les Troubadours. Anglade Joseph

Les Troubadours - Anglade Joseph


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de Ventadour était originaire du château de Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique qui chauffait le four… Il était bel homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle… Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre 19. «Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»

      Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.

      Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

      Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui enleva le cœur et le fit porter par un écuyer à son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.

      C'est là, sous sa forme provençale, le roman du Châtelain de Coucy 20, poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est pas une variante d'un conte populaire.

      Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa sèche brièveté:

      «Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort 21

      Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la Princesse lointaine, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.

      Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.

      Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:

      Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.

      Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.

      Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien chanté ses louanges.

      Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.

      Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis, sortent du mur et se promènent à travers les salles.

      Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.

      «Geoffroy, mon cœur mort est réchauffé par ta voix; dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.

      « – Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances terrestres sont seules mortes.

      « – Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de l'amour a fait ce miracle.

      « – Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité – et je t'aime, ô éternellement belle.

      « – Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux rayons du soleil.

      « – Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et la joie du mois de mai sortent de terre.»

      C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.

      Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la tapisserie.

      Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme impératrice.»

      Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la nature


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<p>19</p>

La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, L. W., p. 25.

<p>20</p>

Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, La Littérature française au moyen âge, § 128, et Esquisse historique… § 135.

<p>21</p>

Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, Jaufre Rudel, Rev. hist., t. LIII, p. 225 et suiv.