Les Troubadours. Anglade Joseph

Les Troubadours - Anglade Joseph


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confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps; il retombait sur les deux classes 24.

      Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux mœurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de jongleur.

      On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté au roman de Flamenca 25, si instructif pour l'histoire des mœurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible… L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre siffle… l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille…»

      Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de leurs moindres préoccupations.

      Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les mœurs de la France du Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale) 26. Le poète reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni retroencha. ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon» – de Charlemagne – jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!

      Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir la symphonie… sache jeter et rattraper quelques pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes… sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler… Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds… 27»

      Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua rapidement.

      Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies. Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à retrouver.

      CHAPITRE III

      L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES

      La poésie des troubadours est essentiellement lyrique. – Écoles de poésie? – Le culte de la forme. – Le «trobar clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel. – La musique des troubadours. – Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube. – Autres genres.

      Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques 28. Plusieurs ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres. Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la poésie lyrique fut seule en honneur.

      Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors. D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot la Nature.

      Maîtres, maîtresses de chansons

      Assez autour de moi foisonnent:

      Mille oiselets sur les buissons

      Célèbrent les fleurs qui couronnent

      Nos gazons déjà renaissants 29.

      Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils didactiques de la période de décadence.

      Quelle


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<p>24</p>

Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122 et suiv.

<p>25</p>

Le gracieux roman de Flamenca, comprenant plus de 8 000 vers, a été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation.

<p>26</p>

Sur ces ensenhamens, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le premier et le plus ancien de ces ensenhamens, auquel est empruntée la citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.

<p>27</p>

La citation est empruntée à l'ensenhamen de Guiraut de Calanson. Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre suivant: Das Sirventes «Fadet Joglar» des Guiraut von Calanso, Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La «symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de basque» (Keller, p. 63).

<p>28</p>

Leur nom leur vient du mot trobar, trouver en parlant de l'invention poétique.

Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, Poesie der Troubadours, 2e édition.

<p>29</p>

Traduction de l'abbé Papon, Parnasse occitanien, p. 21.