Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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on prend les tortues, en les mettant sur le dos.

      L'Italien, en effet, s'employa d'un si beau zèle, (car en somme, à trop différer, le jeune homme pouvait se lasser de courre après du vent), qu'Emilia, trois jours après, donna enfin un rendez-vous au comte dans la petite serre de l'hôtel, mais sous la condition que Giovan y serait présent. Ce fut le rusé Italien qui assista l'amoureux ravi, lui présenta le miroir à sa toilette, et en achevant de l'accommoder, il le gourmandait d'un ton paterne:

      – Je ne voudrais pas voir Votre Altesse si follement passionnée. Qu'est-ce que les femmes, seigneur comte? et il faisait claquer ses doigts. – J'ai moi-même aimé autrefois une grande dame, affirma-t-il: eh bien! trois ou quatre cavaliers qui avaient été ses galants, ne souhaitaient rien tant que d'être quittes d'elle.

      Cette entrevue fut suivie de beaucoup d'autres, et Arcangeli, comme on peut croire, se dispensa promptement d'y assister, sous prétexte de l'attachement de ses fonctions auprès du Duc. Il est vrai qu'il ne le quittait guère, l'Italien étant devenu le personnage indispensable à l'hôtel. Nul n'aurait su baigner, masser, parfumer Son Altesse et lui brosser les pieds et les chevilles, aussi légèrement qu'il faisait; nul, éclater en admiration comme lui, sur la personne du duc Charles, presser sa bottine contre son cœur, s'extasier de ses bras, de ses jambes, de ses cuisses, de la finesse de sa taille: sans compter que le maraud était unique à glisser un clystère, tailler les cors et les durillons, et préparer les plumes d'oie, dont son maître usait communément.

      Ce dernier talent le servit même comme pas un autre, dans une occasion assez singulière, et qui montra que le duc Charles savait assaisonner ses grâces. Essayant un jour de ces plumes, Giovan avait griffonné, par hasard, ces mots que Son Altesse répétait souvent:

      Monsieur Smithson, mon trésorier…

      Le Duc passa dans l'antichambre, avisa cette feuille blanche qui traînait, la lut, et s'asseyant, écrivit tout de suite à ce qu'avait écrit l'Italien:

      Vous payerez à Arcangeli, mon secrétaire des commandements, la somme de 3000 livres, à titre de don gracieux.

      Il signa, cacheta de son anneau, mit le dessus, et fit porter la lettre. Telle fut la façon dont Giovan apprit sa nouvelle fortune, sa nomination à un poste, resté vacant depuis de longs mois, sans que l'on sût à qui Son Altesse se réservait de lâcher ce morceau.

      Le crédit de Giovan paraissait bien établi. Il avait enchaîné la capricieuse volonté du Duc, et conquis sur lui un ascendant où aucun rival ne pouvait prétendre. M. Smithson, si entière que fût la confiance que son maître lui témoignait, n'était heureusement guère à redouter, voltigeant sans cesse d'un pays à l'autre, et ne faisant en quelque sorte, que venir relayer à Paris. Le Duc l'appelait en riant:

      – Mon chien de garde, comme véritablement il lui protégeait, lui défendait, lui ramenait ses millions imprudents et aventurés. Tantôt en Espagne, aux marais salants; tantôt en Moravie, où Son Altesse exploitait plusieurs hauts-fourneaux, l'Américain partait, voyageait, en tous temps, dans toutes les saisons, – et n'avait-il pas dû dernièrement, en plein hiver, courir au fond de la Russie, à Nijni-Taguilsk, immense domaine, situé moitié en Europe, moitié en Asie, et renfermant des filons d'or, de fer et de platine, et la mine de cuivre la plus riche du monde. Au reste, il possédait admirablement la mécanique des affaires, parlait peu, s'engageait moins encore, et sans s'attabler à écrire, correspondait principalement en télégrammes.

      Le comte d'Œls avait le privilège de les ouvrir, et de porter les plus intéressants à Son Altesse. C'était le moment que saisissait le chambellan pour se déchaîner sur tout le monde, et redoubler contre Arcangeli, dont l'élévation lui crevait le cœur de fiel et d'envie. Charles d'Este ne faisait qu'en rire, car dans sa frayeur des cabales, il avait mis sa politique à entretenir sournoisement les inimitiés de ses familiers, et il ne lui déplaisait point qu'Otto proférât parfois la menace, quand il apercevait Arcangeli, de couper les oreilles à ce coquin-là, comme à un chien.

      Il exécrait l'Italien en effet, et celui-ci le fuyait de peur, connaissant les emportements et la violence du jeune comte. C'était comme une trombe toujours allante, pleine de cris, de coups, de furie, et devant laquelle tout se cachait. Le pauvre bonhomme de Cramm, à la chaîne de son terrible élève, tremblait sous lui, n'osait pas souffler, ni lever les yeux, heureux d'être oublié, en se limaçonnant. Par deux fois déjà, les farces féroces du jeune comte avaient manqué coûter la vie au précepteur, d'abord quand Otto lui avait vidé du vitriol dans son verre plein, puis le jour où, du haut du perron, il lui tira dessus un pistolet, lequel se trouva bel et bien chargé.

      Mais autant l'enfant étalait de sauvagerie et de démence, autant le Duc se montrait indulgent, attribuant ces violences à l'âge qui bouillonnait et l'affolait. En quelques mois, Otto venait de grandir d'un bon pied. Ce n'était plus ce visage blanc, clair et rose; la face lui avait grossi, toute brouillée de taches de son, barbouillée de brun et de livide, sous son précoce duvet roux, et l'air continuellement furieux. La houssine à la main, suivi de sa meute, et le bonnet écossais en tête, on le voyait passer, allant aux écuries, d'où il ne bougeait point que pour rapporter dans les chambres, la plus forte odeur de fumier, de pissat, de sueur de chien. Ses goûts de bassesse et de crapule se satisfaisaient là pleinement, au milieu des palefreniers. Il s'exerçait à la lutte avec eux, maniait la fourche et l'étrille, assistait à la saillie des juments, et commettait cent ordures affreuses. Et telle était sa frénésie de cheval, qu'au retour de ses promenades, il se plaisait encore pendant une heure, à volter et faire des passades, devant les fenêtres de Claribel, écrasant les semis de fleurs, défonçant les plates-bandes et les pelouses, – et même, il s'en fallut de bien peu, une après-dînée, qu'il ne passât, dans son galop aveugle, sur le Duc, qui ne se fâcha point.

      C'était le moment en effet, où Charles d'Este, affamé d'air pur, après le long emprisonnement de l'hiver, et aussi, pour tenir compagnie à la petite Claribel que l'on descendait au jardin, dans un grand fauteuil à roues, doré, s'y promenait pendant des heures. Bientôt même, il prit l'habitude, quelque peu champêtre qu'il parût, d'aller tous les matins en carrosse, jusqu'aux parcs de Sèvres ou de Saint-Cloud. Au sortir de ces mornes journées grises, le renouveau semblait meilleur encore. On était à la première pointe du printemps, et je ne sais quoi de jeune et de gai, une sorte d'étincelant circulait épandu dans l'air vif, avec le soleil et la brise. Le Duc, vaguement réjoui, parcourait à pas lents les bosquets, s'arrêtait aux vases et aux statues, contemplait les bassins solitaires. Même, il fit une fois ou deux à la Belcredi, la galanterie imprévue de l'emmener avec lui, tête à tête. Mais ces marques de faveur naissante, – comme aussi, dans le temps qui suivit, les menus présents de bijoux, d'éventails, de gants, de colifichets, qu'il lui faisait porter de fois à autre – ne modifièrent en rien, les allures de la jeune femme.

      Jamais en effet, Son Altesse n'avait eu de maîtresse en titre, aussi modeste, aussi effacée, aussi désireuse, semblait-il, de vivre en bon accord avec tous. On ne voyait que sa robe sombre avec l'éclair de ses yeux bleus, quand on venait à la rencontrer; néanmoins, toujours des merveilles de linge et quelques belles pierreries. Cette grande simplicité s'harmoniait parfaitement à son air doux et respectueux. Le duc Charles la trouvant telle, extrêmement fine et caressante, la voix et le parler charmants, une conversation intarissable, par tout ce qu'elle avait vu de gens et de pays, noble, polie, spirituelle, et l'on peut dire, une sirène enchanteresse, finissait par s'accoutumer à Giulia, aux lieder de Schumann qu'elle lui chantait, et aux heures qu'il passait chez elle, autant peut-être qu'à sa perruche, et aux pantalonnades de son bouffon.

      C'était ce que voulait d'abord la Belcredi. Tant de sourires, d'appas et de fleurs cachaient d'horribles monstres de vices: la passion de dominer, la soif des richesses, une effrayante perfidie, des machinations infernales. Sous cet extérieur réservé, indifférent, la chanteuse brûlait de l'ambition la plus ardente, et méditait sombrement et profondément. Un orgueil superbe, une hauteur démesurée que trahissait par instants l'audace de ses yeux, ne lui empêchaient point, quand il le fallait, l'assiduité, le ton bas et humble et la flatterie; tous les moyens elle les trouvait bons, pour ténébreux, pour exécrables qu'ils pussent être, pourvu que, par ces souterrains, elle arrivât au but qu'elle


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