Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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peu interdit, et que toute surprise rembrunissait.

      Il fut bon homme pourtant, et descendit de l'arc-en-ciel d'où il regardait toutes choses, pour chercher les moyens de contenter Claribel. Mais attribuer le titre de gouvernante à Emilia Catana, il semblait que l'on n'y pût songer. Quelle incongruité qu'un nom pareil dans l'annuaire de la cour, et comment s'y soutiendrait-il parmi la foule des gens titrés! Le Duc s'ouvrit à Arcangeli, qui se montra le plus généreux des frères. – Oh! il ne fallait pas juger Emilia d'après lui-même. Elle était la fille d'un monsignor, élevée dans l'un des couvents de la noblesse romaine. A la mort de son protecteur, la pauvreté l'avait réduite à de singulières extrémités, d'abord à Wiesbaden, lectrice de la princesse Kolorath, puis camériste de la garde-robe chez le Duc.

      – Une bonne sœur, Monseigneur! c'est elle qui m'a appelé à Blankenbourg, espérant me faire entrer plus tard, au service de Votre Altesse…

      Et tant d'éloges calculés qu'ils éloignèrent pour quelque temps, le choix d'une autre gouvernante, et donnèrent le désir au duc Charles de juger lui-même d'Emilia. Fière, le teint mat, les yeux brillants, avec ces grands traits réguliers des sultanes et des Junons dont elle avait la démarche imposante, elle ne déplut point à Son Altesse, qui se prenait fort aux figures; de sorte que, sans rien de décidé toutefois, elle demeura près de Claribel. Il importait de ne pas trop changer de main la petite comtesse; et du reste, point n'était besoin auprès d'elle, d'une savante jusqu'aux dents, tant Claribel surpassait son âge en finesse, en reparties, en intelligence.

      Elle en émerveillait principalement le comte Franz, qui paraissant épris tout à coup d'une belle amitié pour sa sœur, s'était rendu assidu chez elle; mais les regards, comme on le devine, volaient par-dessus Claribel et s'adressaient à Emilia. Il avait toujours pris plaisir ainsi à la société des femmes, vivant comme elles de redits, de commérages, de tracasseries. Plein de parfums et de bijoux, d'un beau blond, le visage riant, arborant des cravates à camées, et idolâtre de ses favoris, le jeune comte n'était pas moins que la fleur des pois à Blankenbourg. Il y avait eu des galanteries, même avec assez de fracas, et sachant le rudiment, conduisit l'attaque en stratégiste; d'abord des soupirs, des œillades, des exclamations à demi-voix, de longues stations devant l'idole. Là-dessus, quelques présents de fleurs, puis, dépité qu'on ne voulût point l'entendre, Franz bombarda de bouquets l'Italienne. Emilia n'en soufflait mot, se contentait de lui marquer une froideur défiante et hautaine, attendant qu'il en vînt à l'écrin, qu'elle lui renvoya aussitôt. Il essaya de la fléchir; elle le requit si sèchement d'avoir à discontinuer ses visites, que le comte stupéfié fit le plongeon, et resta quelque temps sans reparaître.

      Mais ceux que l'on voyait le moins, c'étaient Hans Ulric et Christiane, que dès le troisième jour de son arrivée, le duc Charles avait relégués à l'extrémité de l'hôtel, de colère contre leur musique.

      – Au reste, ils m'en remercieraient, se dit il ensuite, par réflexion.

      Ils semblaient en effet se suffire, n'avoir nul besoin du reste du monde. Leur attachement mutuel qui allait, s'il se peut, plus profondément que le cœur, en mêlant sans cesse tous leurs sentiments, leurs pensées et leurs émotions, ne faisait du frère et de la sœur qu'un seul esprit, une seule âme. On les eut vus rougir ou pâlir au même instant; Hans Ulric entendait le pas de Christiane, à des distances incroyables; et si l'un d'eux était absent, l'autre errait, comme à la recherche de soi-même. Personne ne troublait leurs longs tête-à-tête, car la bonne Augusta, qui était nommément dame d'honneur de la jeune comtesse, eût pu s'enrhumer pendant le trajet. Et leur vie se passait ainsi dans une calme et délicieuse intimité. Doués de la plus belle voix et qui les eût rendus célèbres au théâtre, ils ne se délassaient de chanter qu'en lisant dans Shakespeare et dans Gœthe, les drames où l'on voit Desdémone, Cordélia, Ophélia, Gretchen; et Christiane alors, versait des larmes, aimant ces héroïnes en sœur.

      Elle l'était d'aspect et d'âme, blonde, des traits charmants et naïfs, noble, modeste, naturelle, et d'une bonté angélique qui l'avait attachée à Ulric, parce qu'il était laid, disgracieux et écrasé. Pour lui, né avec un esprit supérieur mais triste, parlant peu, ne réussissant ni à la salle d'armes ni au manège, et redoutant son père au point que les pensées lui tarissaient en sa présence, il avait, dès son plus jeune âge, nourri son humeur mélancolique d'art, de lettres et de poésie. Il aimait plus que tout la musique, la savait jusqu'à pouvoir composer, se connaissait non moins bien en tableaux, et avec une vaste lecture, une mémoire singulière, sentait profondément les beautés des livres, en sorte que le Duc le dédaignant, disait de lui:

      – Ce n'est qu'un cuistre.

      Ils furent pourtant les premiers que Son Altesse fit appeler. Le pauvre homme crevait d'ennui, toujours couché entre son bouffon et ses bêtes, et il exigea trois jours de suite, que son fils et sa fille vinssent lui chanter des chansons du Hartz, telles que: Le cœur est un oiseau joli, ou bien: Buvons et fumons, etc. Lui, cependant, hochait la tête, fredonnait, humait sa cassolette, se faisait laver d'eau de senteur, mangeait, tout en lissant sa barbe, une pleine sabotière de glace, disait d'une matinée quatre phrases, l'une après l'autre, à paroles traînées, et n'imaginait pas un plus malheureux que lui sur terre.

      Il finit, à force d'ennui, par se moins céler qu'à son arrivée, et bientôt même, il se fit amener chaque jour, le comte Otto et Claribel. Il avait plaisir à la voir avec ses grands cheveux frisés d'un blond d'argent; le babil de l'enfant l'amusait, et ses fâcheries contre Arcangeli qui sollicitait gravement la faveur de lui baiser la main.

      – Je ne veux pas seulement que vous la baisiez en pensée, avait riposté Claribel.

      Et toute mignonne qu'elle fût, elle tenait l'Italien fort loin, et lui déconcertait ses impudences. Une fois qu'il donnait sans rire, son avis sur une question de politique, elle s'assit aux pieds de son père, en disant:

      – Or ça, mon papa, parlons un peu d'affaires d'Etat, à cette heure que j'ai dix ans…

      De quoi le Duc s'épouffa de rire tout un jour. Il préférait Otto toutefois, dont la rudesse et l'effréné imposaient à cet esprit malade. Le petit comte épouvantait, par une hauteur, une fougue nées avec lui, et qu'un rien déchaînait. Il écumait de rage contre le ciel, si la pluie ou le soleil venait lui faire obstacle, et voulait briser les horloges qui le rappelaient à ses leçons. Robuste et souple, les yeux verts, des cheveux roux crépus qui bouffaient à l'excès, il montrait dans son front bas et bombé, dans ses narines dilatées, dans ses énormes mâchoires, dont la supérieure emboîtait presque celle de dessous, tout ce qu'il avait d'instincts grossiers, farouches, passionnés. Il ne s'occupait qu'à la lutte, à la savate et aux coups de poing. Espèce de démon domestique, sa joie était de maltraiter chiens, marmitons, valets d'écurie, et jusqu'aux lingères de l'hôtel, car il affichait pour les femmes le mépris dû à leur pusillanimité et à leur faiblesse.

      Une pourtant, de ses froids yeux bleus, avait dompté le jeune monstre. La Belcredi lui avait inspiré un sentiment inconnu et profond. A Francfort, au moment du départ, Otto se glissant près d'elle, était tombé à ses genoux, avait roulé sa tête frénétiquement dans les jupes de la chanteuse, puis avait fui. Il rêvait à elle, souvent encore; cette sensation brûlante lui restait au cœur, si bien qu'un jour il parla à son père de la dame qu'ils avaient emmenée, celle qui chantait, vêtue de blanc.

      – Ah! la Belcredi! fit le Duc…

      Et la stupeur d'un si complet oubli ne lui laissa pas ajouter une parole. Elle lui avait plu cependant, lui, à qui les femmes ne plaisaient guère, et il revit tous les détails de l'audience de Wendessen, sa mauvaise grâce, sa hauteur, sa brutalité affectée. Il se souvint confusément que Giulia avait fait le voyage en compagnie de Franz et d'Augusta Linden. Pourquoi abandonner sa suite? N'aurait-elle pas dû, tout au moins, venir prendre congé de lui? Mais une femme de théâtre aussi notoire qu'elle l'était, ne pouvait disparaître ainsi; et son caprice se réveillant, Charles d'Este finit par charger l'Italien de découvrir où se cachait la Belcredi. Hélas! Arcangeli ne le savait que trop bien, et il eut un sourire ironique, lui qui, depuis un mois, la voyait chaque jour, passer et repasser aux Champs-Elysées. La devinant sa rivale possible, – car


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