Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis. Dumas Alexandre

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis - Dumas Alexandre


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tombe sous la mine incessante de huit siècles de despotisme, sous la parole de tous les grands philosophes et de tous les esprits sublimes de notre temps, et ses débris, symboles de haine et de vengeance, essayent, en roulant vers l'abîme, d'entraîner avec eux tout ce qu'il y a de courageux, de loyal et de patriotique dans no1130 tre époque.

      Notre pauvre Scipion est mort.

      Un dernier frémissement d'agonie a parcouru tout son corps, ses yeux se sont fermés, il a poussé un faible gémissement, et tout a été fini pour lui.

      Ô mort! ô éternité! n'est-ce pas que tu es la même pour tous les êtres créés, ou du moins pour tous ceux dont les cœurs ont battu, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui ont aimé.

      Scipion est enterré dans le jardin, et sur la pierre qui le couvre j'ai gravé le seul mot: FIDELIS.

** *

      Là, malgré lui, Jacques Mérey s'arrêta. Cet homme qui avait vu tant de grands événements d'un œil sec, avait senti malgré lui les pleurs obscurcir son regard; une larme d'Éva avait laissé sa trace sur le manuscrit; une larme de Jacques tomba près d'elle.

      Puis il regarda tristement le lit où elle avait couché, la chaise où elle s'était assise, la table où elle avait mangé, fit plusieurs tours dans la chambre, vint s'asseoir sur son fauteuil, reprit son manuscrit et se remit à lire.

      Mais il y avait une grande lacune entre l'endroit où il était arrivé et celui où le récit continuait.

      Il reprenait à la date du 26 MAI 1793.

** *

      Je pars pour la France demain soir. C'est le premier usage que je fais de ma liberté. Je ne crois pas courir aucun danger, et, si j'en cours, je les braverai joyeusement en pensant que c'est pour toi que je les brave.

      Ma pauvre tante est morte hier d'une apoplexie foudroyante. Elle faisait son whist avec deux vieilles dames et son directeur; c'était à son tour à jouer, elle tenait les cartes et ne jouait pas.

      – Jouez donc, lui dit son partner.

      Mais au lieu de jouer, elle poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil.

      Elle était morte.

      Quel bonheur, le 4 juin au plus tard, je serai dans tes bras, car je ne puis croire que tu m'aies oubliée!

      Tu trouveras peut-être étonnant que je n'aie pas une parole de regret pour la pauvre vieille fille que nous conduirons demain à sa dernière demeure, quand j'ai employé six pages à te parler de la mort et de l'agonie de mon chien; mais, que veux-tu, je suis l'enfant de la nature, je ne sais pleurer que ce que je regrette, et je ne puis, en conscience, regretter une parente que je n'ai connue que comme ma geôlière.

      Voici l'épitaphe que j'ai composée pour elle et dont son orgueil héraldique serait satisfait, je crois, si elle pouvait la lire.

CY GITTRÈS-HAUTE ET TRÈS-PUISSANTE DEMOISELLECLAUDE-LORRAINE-ANASTASIE-LOUISE-ADÉLAIDEDE CHAZELAY,DE SON VIVANT CHANOINESSE ET SUPÉRIEUREDES DAMES AUGUSTINESDE BOURGESLE VENT DES RÉVOLUTIONS L'A EMPORTÉESUR LA TERRE ÉTRANGÈRE OU ELLE ESTMORTELE XXV MAI 1793PRIEZ LE SEIGNEUR POUR SON ÂME

      Au revoir, mon bien-aimé, la première fois que je te dirai je t'aime, ce sera de vive voix!

** *

      Oh! la malheureuse enfant! s'écria Jacques Mérey en laissant tomber le manuscrit; elle sera arrivée le surlendemain du jour où j'aurai quitté Paris!..

      Mais comme l'intérêt croissait pour lui, il le ramassa avec un soupir, et en reprit avidement la lecture.

      IV

      Oh! décidément, j'étais maudite avant ma naissance, et la malédiction écartée un instant par toi est retombée plus pesante sur ma tête.

      J'arrive à Paris. Je m'arrête à l'hôtel même de la diligence. Je dépose mes malles dans ma chambre. Je cours à la Convention, je me précipite dans une tribune, je te cherche des yeux parmi les députés, je ne te vois pas; je demande où sont les girondins.

      On me montre des bancs vides.

      – C'est là qu'ils étaient, me dit-on.

      – Qu'ils étaient?..

      – Arrêtés! prisonniers! en fuite!

      Je redescends avec l'intention d'interroger un député dont la physionomie m'inspirera quelque confiance.

      Je croise un représentant dans le corridor: au moment où je le croise, une voix appelle: Camille!

      Il se retourne.

      – Citoyen, lui dis-je, on vient de vous appeler Camille.

      – Oui, citoyenne, c'est mon nom de baptême.

      – Seriez-vous le citoyen Camille Desmoulins, par hasard?

      – Trop heureux si je pouvais vous être bon à quelque chose.

      – Vous avez connu le représentant Jacques Mérey? lui demandai-je vivement.

      – Quoiqu'il fût d'un parti opposé au mien, nous étions amis.

      – Pouvez-vous me dire où il est?

      – Savez-vous s'il est arrêté ou en fuite?

      – Je ne savais pas même, il y a dix minutes, qu'il fût proscrit. J'arrive de Vienne. Je suis sa fiancée. Je l'aime!

      – Ah! pauvre enfant! Vous avez été chez lui?

      – Il y a huit mois que nous sommes séparés sans nouvelles l'un de l'autre, je ne sais pas même où il demeurait.

      – Je le sais, moi. Voulez-vous prendre mon bras? nous irons à son hôtel; peut-être le propriétaire pourra-t-il nous donner des renseignements; il saura du moins s'il a été arrêté chez lui.

      – Ah! vous me sauvez la vie! Allons.

      Je pris le bras de Camille, nous traversâmes la place du Carrousel, nous entrâmes à l'hôtel de Nantes.

      Nous demandâmes le propriétaire, Camille Desmoulins se nomma; on nous introduisit dans un petit cabinet dont le propriétaire referma avec soin la porte.

      – Citoyen, lui dit Camille, tu logeais ici un député qui était mon ami à moi et le fiancé de la citoyenne.

      – Le citoyen Jacques Mérey, dis-je vivement.

      – Oui, à l'entresol; mais depuis le 2 juin il a disparu.

      – Écoute, dit Desmoulins, nous ne sommes ni de la police, ni de la Commune, ni partisans du citoyen Marat, par conséquent tu peux te fier à nous.

      – Je le ferais bien volontiers, dit le propriétaire, mais j'ignore complètement ce que le citoyen Mérey est devenu. Le soir du 2 juin, un gendarme est venu pour l'arrêter, et, voyant qu'il n'y était pas, il est resté dans sa chambre, en l'attendant toute la journée d'avant-hier et d'hier; mais, voyant qu'il faisait une faction inutile, il est parti.

      – Depuis quand n'avez-vous pas revu Jacques Mérey?

      – Depuis le 2 juin au matin. Il est sorti, comme d'habitude, pour aller à la Convention nationale.

      – Je l'ai vu à son banc jusqu'à quatre heures, dit Camille.

      – Et il n'a pas reparu chez vous? demanda Éva.

      – Je ne l'ai pas revu.

      – Si l'on vous en croyait, dit Éva, il serait parti sans vous payer, ce qui n'est pas probable.

      – Le citoyen Jacques Mérey payait tous les matins sa dépense et son loyer de la veille, prévoyant justement le cas où viendrait le moment de fuir sans perdre une minute.

      – Un homme qui prend ces précautions-là, dit Camille, ne les prend pas pour se laisser arrêter. Il se sera probablement dirigé vers


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