La Terre. Emile Zola

La Terre - Emile Zola


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derrière une meule, elle mouillant toujours son poignet meurtri, comme si l'humidité de ses lèvres en eût calmé la cuisson; pendant que, dans un champ voisin, la vache, tranquille, arrachait des touffes de luzerne. Le charretier et la herse s'en étaient allés, faisant un détour pour gagner la route. On entendait le croassement de deux corbeaux, qui tournoyaient d'un vol continu autour du clocher. Les trois coups de l'angélus tintèrent dans l'air mort.

      – Comment! déjà midi! s'écria Jean. Dépêchons-nous.

      Puis, apercevant la Coliche, dans le champ:

      – Eh! ta vache fait du dégât. Si on la voyait… Attends, bougresse, je vas te régaler!

      – Non, laissez, dit Françoise, qui l'arrêta. C'est à nous, cette pièce. La garce, c'est chez nous qu'elle m'a culbutée!.. Tout le bord est à la famille, jusqu'à Rognes. Nous autres, nous allons d'ici là-bas; puis, à côté, c'est à mon oncle Fouan; puis, après, c'est à ma tante, la Grande.

      En désignant les parcelles du geste, elle avait ramené la vache dans le sentier. Et ce fut seulement alors, quand elle la tint de nouveau par la corde, qu'elle songea à remercier le jeune homme.

      – N'empêche que je vous dois une fameuse chandelle! Vous savez, merci, merci bien de tout mon coeur!

      Ils s'étaient mis à marcher, ils suivaient le chemin étroit qui longeait le vallon, avant de s'enfoncer dans les terres. La dernière sonnerie de l'angélus venait de s'envoler, les corbeaux seuls croassaient toujours. Et, derrière la vache tirant sur la corde, ni l'un ni l'autre ne causaient plus, retombés dans ce silence des paysans qui font des lieues côte à côte, sans échanger un mot. A leur droite, ils eurent un regard pour un semoir mécanique, dont les chevaux tournèrent près d'eux; le charretier leur cria: «Bonjour!» et ils répondirent: «Bonjour!» du même ton grave. En bas, à leur gauche, le long de la route de Cloyes, des carrioles continuaient de filer, le marché n'ouvrant qu'à une heure. Elles étaient secouées durement sur leurs deux roues, pareilles à des insectes sauteurs, si rapetissées au loin, qu'on distinguait l'unique point blanc du bonnet des femmes.

      – Voilà mon oncle Fouan avec ma tante Rose, là-bas, qui s'en vont chez le notaire, dit Françoise, les yeux sur une voiture grande comme une coque de noix, fuyant à plus de deux kilomètres.

      Elle avait ce coup d'oeil de matelot, cette vue longue des gens de pleine, exercée aux détails, capable de reconnaître un homme ou une bête, dans la petite tache remuante de leur silhouette.

      – Ah! oui, on m'a conté, reprit Jean. Alors, c'est décidé, le vieux partage son bien entre sa fille et ses deux fils?

      – C'est décidé, ils ont tous rendez-vous aujourd'hui chez monsieur Baillehache.

      Elle regardait toujours fuir la carriole.

      – Nous autres, nous nous en fichons, ça ne nous rendra ni plus gras ni plus maigres… Seulement, il y a Buteau. Ma soeur pense qu'il l'épousera peut-être, quand il aura sa part.

      Jean se mit à rire.

      – Ce sacré Buteau, nous étions camarades… Ah! ça ne lui coûte guère, de mentir aux filles! Il lui en faut quand même, il les prend à coups de poing, lorsqu'elles ne veulent pas par gentillesse.

      – Bien sûr que c'est un cochon! déclara Françoise d'un air convaincu. On ne fait pas à une cousine la cochonnerie de la planter là, le ventre gros.

      Mais, brusquement, saisie de colère:

      – Attends, la Coliche! je vas te faire danser!.. La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ça la tient!

      D'une violente secousse, elle avait ramené la vache. A cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. La carriole disparut, tandis que tous deux continuèrent de marcher en plaine, n'ayant plus en face, à droite et à gauche, que le déroulement sans fin des cultures. Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s'en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu'on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n'ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité réfléchie de cette Beauce, si triste et si féconde.

      Lorsqu'ils arrivèrent, la grande cour carrée de la Borderie, fermée de trois côtés par les bâtiments des étables, des bergeries et des granges, était déserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une jeune femme, petite, l'air effronté et joli.

      – Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin?

      – J'y vais, madame Jacqueline.

      Depuis que la fille à Cognet, le cantonnier de Rognes, la Cognette comme on la nommait, quand elle lavait la vaisselle de la ferme à douze ans, était montée aux honneurs de servante-maîtresse, elle se faisait traiter en dame, despotiquement…

      – Ah! c'est toi, Françoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau… Eh bien! tu attendras. Le vacher est à Cloyes, avec monsieur Hourdequin. Mais il va revenir, il devrait être ici.

      Et, comme Jean se décidait à entrer dans la cuisine, elle le prit par la taille, se frottant à lui d'un air de rire, sans s'inquiéter d'être vue, en amoureuse gourmande qui ne se contentait pas du maître.

      Françoise, restée seule, attendit patiemment, assise sur un banc de pierre, devant la fosse à fumier, qui tenait un tiers de la cour. Elle regardait sans pensée une bande de poules, piquant du bec et se chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement de l'air faisait fumer, d'une petite vapeur bleue. Au bout d'une demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle n'avait pas bougé. Il s'assit près d'elle, et comme la vache s'agitait, se battait de sa queue en meuglant, il finit par dire:

      – C'est ennuyeux que le vacher ne rentre pas.

      La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Puis, après un nouveau silence:

      – Alors, Caporal, c'est Jean tout court qu'on vous nomme?

      – Mais non, Jean Macquart.

      – Et vous n'êtes pas de nos pays?

      – Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas.

      Elle avait levé les yeux pour l'examiner, surprise qu'on pût être de si loin.

      – Après Solférino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu d'Italie avec mon congé, et c'est un camarade qui m'a amené par ici… Alors, voilà, mon ancien métier de menuisier ne m'allait plus, des histoires m'ont fait rester à la ferme.

      – Ah! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs.

      Mais, à ce moment, la Coliche prolongea son meuglement désespéré de désir; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte était fermée.

      – Tiens! cria Jean, ce bougre de César l'a entendue!.. Écoute, il cause-là dedans… Oh! il connaît son affaire, on ne peut en faire entrer une dans la cour, sans qu'il la sente et qu'il sache ce qu'on lui veut…

      Puis, s'interrompant:

      – Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin… Si tu voulais, je t'amènerais le taureau. Nous ferions bien ça, à nous deux.

      – Oui, c'est une idée, dit Françoise, qui se leva.

      Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu'il demanda encore:

      – Et ta bête, faut-il l'attacher?

      – L'attacher, non, non! pas la peine!.. Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point.

      La porte ouverte, on aperçut, sur deux rangs, aux deux côtés de l'allée centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchées dans la litière, les autres broyant les betteraves de leur auge; et, de l'angle où il se trouvait, l'un des taureaux, un hollandais noir taché de blanc, allongeait la tête, dans l'attente de sa besogne.

      Dès qu'il fut détaché, César, lentement, sortit. Mais tout de suite il s'arrêta, comme surpris par le grand air et le grand jour;


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