La Terre. Emile Zola

La Terre - Emile Zola


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nuit-là, comme presque toutes les nuits, Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante qu'il lui avait laissé embellir d'un papier à fleurs, de rideaux de percale et de meubles d'acajou. Malgré son pouvoir grandissant, elle s'était heurtée à de violents refus, chaque fois qu'elle avait tenté d'occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu'il défendait par un dernier respect. Elle en restait très blessée, elle comprenait bien qu'elle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu'elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge.

      Au petit jour, Jacqueline s'éveilla, et elle demeurait sur le dos, les paupières grandes ouvertes, tandis que, près d'elle, le fermier ronflait encore. Ses yeux noirs rêvaient dans cette chaleur excitante du lit, un frisson gonfla sa nudité de jolie fille mince. Pourtant, elle hésitait; puis, elle se décida, enjamba doucement son maître, la chemise retroussée, si légère et si souple, qu'il ne la sentit point; et, sans bruit, les mains fiévreuses de son brusque désir, elle passa un jupon. Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux à son tour.

      – Tiens! tu t'habilles… Où vas-tu?

      – J'ai peur pour le pain, je vais voir.

      Hourdequin se rendormit, bégayant, étonné du prétexte, la tête en sourd travail dans l'accablement du sommeil. Quelle drôle d'idée! le pain n'avait pas besoin d'elle, à cette heure. Et il se réveilla en sursaut, sous la pointe aiguë d'un soupçon. Ne la voyant plus là, étourdi, il promenait son regard vague autour de cette chambre de bonne, où étaient ses pantoufles, sa pipe, son rasoir. Encore quelque coup de chaleur de cette gueuse pour un valet! Il lui fallut deux minutes avant de se reprendre, il revit toute son histoire.

      Son père, Isidore Hourdequin, était le descendant d'une ancienne famille de paysans de Cloyes, affinée et montée à la bourgeoisie, au XVIe siècle. Tous avaient eu des emplois dans la gabelle: un, grenetier à Chartres; un autre, contrôleur à Châteaudun; et Isidore, orphelin de bonne heure, possédait une soixantaine de mille francs, lorsque, à vingt-six ans, privé de sa place par la Révolution, il eut l'idée de faire fortune avec les vols de ces brigands de républicains, qui mettaient en vente les biens nationaux. Il connaissait admirablement la contrée, il flaira, calcula, paya trente mille francs, à peine le cinquième de leur valeur réelle, les cent cinquante hectares de la Borderie, tout ce qu'il restait de l'ancien domaine des Rognes-Bouqueval. Pas un paysan n'avait osé risquer ses écus; seuls, des bourgeois, des robins et des financiers tirèrent profit de la mesure révolutionnaire. D'ailleurs, c'était simplement une spéculation, car Isidore comptait bien ne pas s'embarrasser d'une ferme, la revendre à son prix dès la fin des troubles, quintupler ainsi son argent. Mais le Directoire arriva, et la dépréciation de la propriété continuait: il ne put vendre avec le bénéfice rêvé. Sa terre le tenait, il en devint le prisonnier, à ce point que, têtu, ne voulant rien lâcher d'elle, il eut l'idée de la faire valoir lui-même, espérant y réaliser enfin la fortune. Vers cette époque, il épousa la fille d'un fermier voisin, qui lui apporta cinquante hectares; dès lors, il en eut deux cents, et ce fut ainsi que ce bourgeois, sorti depuis trois siècles de la souche paysanne, retourna à la culture, mais à la grande culture, à l'aristocratie du sol, qui remplaçait l'ancienne toute-puissance féodale.

      Alexandre Hourdequin, son fils unique, était né en 1804. Il avait commencé d'exécrables études au collège de Châteaudun. La terre le passionnait, il préféra revenir aider son père, décevant un nouveau rêve de ce dernier, qui, devant la fortune lente, aurait voulu vendre tout et lancer son fils dans quelque profession libérale. Le jeune homme avait vingt-sept ans, lorsque, le père mort, il devint le maître de la Borderie. Il était pour les méthodes nouvelles; son premier soin, en se mariant, fut de chercher, non du bien, mais de l'argent, car, selon lui, il fallait s'en prendre au manque de capital, si la ferme végétait; et il trouva la dot désirée, une somme de cinquante mille francs, que lui apporta une soeur du notaire Baillehache, une demoiselle mûre, son aînée de cinq ans, extrêmement laide, mais douce. Alors, commença, entre lui et ses deux cents hectares, une longue lutte, d'abord prudente, peu à peu enfiévrée par les mécomptes, lutte de chaque saison, de chaque jour, qui, sans l'enrichir, lui avait permis de mener une vie large de gros homme sanguin, décidé à ne jamais rester sur ses appétits. Depuis quelques années, les choses se gâtaient encore. Sa femme lui avait donné deux enfants: un garçon, qui s'était engagé par haine de la culture, et qui venait d'être fait capitaine, après Solférino; une fille délicate et charmante, sa grande tendresse, l'héritière de la Borderie, puisque son fils ingrat courait les aventures. D'abord, en pleine moisson, il perdit sa femme. L'automne suivant, sa fille mourait. Ce fut un coup terrible. Le capitaine ne se montrait même plus une fois par an, le père se trouva brusquement seul, l'avenir fermé, sans l'encouragement désormais de travailler pour sa race. Mais, si la blessure saignait au fond, il resta debout, violent et autoritaire. Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tâter de leur métier, il s'obstina. Et que faire, d'ailleurs? Il était de plus en plus étroitement le prisonnier de sa terre: le travail accumulé, le capital engagé l'enfermaient chaque jour davantage, sans autre issue possible désormais que d'en sortir par un désastre.

      Hourdequin, carré des épaules, avec sa large face haute en couleur, n'ayant gardé que des mains petites de son affinement bourgeois, avait toujours été un mâle despotique pour ses servantes. Même du temps de sa femme, toutes étaient prises; et cela naturellement, sans autre conséquence, comme une chose due. Si les filles de paysans pauvres qui vont en couture, se sauvent parfois, pas une de celles qui s'engagent dans les fermes, n'évite l'homme, les valets ou le maître. Mme Hourdequin vivait encore, lorsque Jacqueline entra à la Borderie, par charité: le père Cognet, un vieil ivrogne, la rouait de coups, et elle était si desséchée, si minable, qu'on lui voyait les os du corps, au travers de ses guenilles. Avec ça, d'une telle laideur, croyait-on, que les gamins la huaient. On ne lui aurait pas donné quinze ans, bien qu'elle en eût alors près de dix-huit. Elle aidait la servante, on l'employait à de basses besognes, à la vaisselle, au travail de la cour, au nettoyage des bêtes, ce qui achevait de la crotter, salie à plaisir. Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. Tous les valets la culbutaient dans la paille; pas un homme ne venait à la ferme, sans lui passer sur le ventre; et, un jour qu'elle l'accompagnait à la cave, le maître, dédaigneux jusque-là, voulut aussi goûter de ce laideron mal tenu; mais elle se défendit furieusement, l'égratigna, le mordit, si bien qu'il fut obligé de la lâcher. Dès lors, sa fortune était faite. Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. De la cour, elle était sautée à la cuisine, servante en titre; puis, elle engagea une gamine pour l'aider; puis, tout à fait dame, elle eut une bonne qui la servit. Maintenant, de l'ancien petit torchon, s'était dégagée une fille très brune, l'air fin et joli, qui avait la gorge dure, les membres élastiques et forts des fausses maigres. Elle se montrait d'une coquetterie dépensière, se trempait de parfums, tout en gardant un fond de malpropreté. Les gens de Rognes, les cultivateurs des environs, n'en demeuraient pas moins étonnés de l'aventure: était-ce Dieu possible qu'un richard se fût entiché d'une mauviette pareille, pas belle, pas grasse, de la Cognette enfin, la fille à Cognet, à ce soûlard qu'on voyait depuis vingt ans casser les cailloux sur les routes! Ah! un fier beau-père! une fameuse catin! Et les paysans ne comprenaient même pas que cette catin était leur vengeance, la revanche du village contre la ferme, du misérable ouvrier de la glèbe contre le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire. Hourdequin, dans la crise de ses cinquante-cinq ans, s'acoquinait, la chair prise, ayant le besoin physique de Jacqueline, comme on a le besoin du pain et de l'eau. Quand elle voulait être bien gentille, elle l'enlaçait d'une caresse de chatte, elle le gorgeait d'un dévergondage sans scrupule, sans dégoût, tel que les filles ne l'osent pas; et, pour une de ces heures, il s'humiliait, il la suppliait de rester, après des querelles, des révoltes terribles de volonté, dans lesquelles il menaçait de la flanquer dehors, à grands coups de botte.

      La veille encore, il l'avait giflée, à la suite d'une scène qu'elle lui faisait, pour coucher dans le lit où était morte sa femme; et, toute la nuit, elle s'était refusée, lui allongeant des tapes, dès qu'il s'approchait; car, si elle continuait à se donner le régal des garçons de la ferme, elle le


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