Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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accepté pour balayer les rues, car l'emploi est recherché, il y faut des protections. N'est-ce pas monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent, où retentissent les millions, un homme qui cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas, et qui ne mange pas? La femme ne mange pas, les enfants ne mangent pas. Alors, c'était la famine noire, l'abrutissement, puis la révolte, tous les liens sociaux rompus, sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier, celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé les membres, sans qu'il pût mettre un sou de côté, sur quel grabat d'agonie tombait-il pour mourir, au fond de quelle soupente? Fallait-il donc l'achever d'un coup de marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où, ne travaillant plus, il ne mangeait plus? Presque tous allaient mourir à l'hôpital. D'autres disparaissaient, ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin, au fond d'une hutte infâme, sur de la paille pourrie, Pierre en découvrit un, mort de faim, oublié là depuis une semaine, et dont les rats avaient dévoré le visage.

      Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié déborda. L'hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces, dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes. La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes d'industries sont forcées de chômer. Dans les cités des chiffonniers, réduits au repos, des bandes de gamins s'en vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés par de brusques rafales de phtisie. Il trouvait des familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis en tas pour se tenir chaud, et qui n'avaient pas mangé depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lorsque, le premier, il pénétra, au fond d'une allée sombre, dans la chambre d'épouvante, où une mère venait de se suicider avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de la misère dont tout Paris allait frissonner pendant quelques heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que le fourneau de charbon fumant encore. Sur une paillasse à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son dernier né, un nourrisson de trois mois; et une goutte de sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur éternel sommeil, côte à côte; tandis que, des deux garçons, plus âgés, l'un s'était anéanti, la tête entre les mains, accroupi contre le mur, pendant que l'autre avait agonisé par terre, en se débattant, comme s'il s'était traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins accourus racontaient la banale, l'affreuse histoire: une lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à la boisson peut-être, le propriétaire las d'attendre, menaçant le ménage d'expulsion, et la mère perdant la tête, voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle, pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour les constatations, ce misérable rentra; et, quand il eut vu, quand il eut compris, il s'abattit ainsi qu'un bœuf assommé, il se mit à hurler d'une plainte incessante, un tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait.

      Ce cri horrible de race condamnée qui s'achève dans l'abandon et dans la faim, Pierre l'avait emporté au fond de ses oreilles, au fond de son cœur; et il ne put manger, il ne put s'endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination pareille, un dénuement si complet, la misère noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue? Quoi! d'un côté de si grosses fortunes, tant d'inutiles caprices satisfaits, des vies comblées de tous les bonheurs! de l'autre, une pauvreté acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles n'avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles taries! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience de l'inutilité dérisoire de la charité. A quoi bon faire ce qu'il faisait, ramasser les petits, porter des secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux? L'édifice social était pourri à la base, tout allait crouler dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de justice pouvait balayer l'ancien monde, pour reconstruire le nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de la misère sûrement mortel, qu'il comprit les violents, prêt lui-même à accepter l'ouragan dévastateur et purificateur, la terre régénérée par le fer et le feu, comme autrefois, lorsque le Dieu terrible envoyait l'incendie pour assainir les villes maudites.

      Mais l'abbé Rose, ce soir-là, en l'entendant sangloter, monta le gronder paternellement. C'était un saint, d'une douceur et d'un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu! quand l'Évangile était là! Est-ce que la divine maxime: Aimez-vous les uns les autres, ne suffisait pas au salut du monde? Il avait l'horreur de la violence, et il disait que, si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même bien vite à bout, le jour où l'on retournerait en arrière, à l'époque d'humilité, de simplicité et de pureté, lorsque les chrétiens vivaient en frères innocents. Quelle délicieuse peinture il faisait de la société évangélique, dont il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille, comme si elle devait se réaliser le lendemain! Et Pierre finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur, dans son besoin d'échapper au cauchemar affreux de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant du règne prochain de l'amour et de la justice, avec la conviction touchante d'un brave homme qui était certain de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre.

      Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l'avait amené à un attendrissement immense: son cœur défaillait, éperdu, meurtri de cette misère qu'il désespérait de jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce besoin d'universelle tendresse que sa mère avait mis en lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir croissant du salut par l'amour. Il était grand temps de conjurer l'effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide des classes qui emporterait le vieux monde, condamné à disparaître sous l'amas de ses crimes. Dans la conviction où il était que l'injustice se trouvait à son comble, que l'heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient les riches au partage, il se plut dès lors à rêver une solution pacifique, le baiser de paix entre tous les hommes, le retour à la morale pure de l'Évangile, telle que Jésus l'avait prêchée. D'abord, des doutes le torturèrent: était-ce possible, ce rajeunissement de l'antique catholicisme, allait-on pouvoir le ramener à la jeunesse, à la candeur du christianisme primitif? Il s'était mis à l'étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en plus pour cette grosse question du socialisme catholique, qui justement menait grand bruit depuis quelques années; et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé comme il l'était au miracle de la fraternité, il perdait peu à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait que le Christ, une seconde fois, devait venir racheter l'humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme, épuré, ramené à ses origines, pouvait être l'unique pacte, la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant la crise sanglante dont elle était menacée. Deux années auparavant, lorsqu'il avait quitté Lourdes, révolté par toute cette basse idolâtrie, la foi morte à jamais et l'âme inquiète pourtant devant l'éternel besoin du divin qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du plus profond de son être: une religion nouvelle! une religion nouvelle! Et, aujourd'hui, c'était cette religion nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu'il croyait avoir découverte, dans un but de salut social, utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale debout, la lointaine organisation du plus admirable outil qu'on ait jamais forgé pour le gouvernement des peuples.

      Durant cette période de lente formation que Pierre traversa, deux hommes, en dehors de l'abbé Rose, eurent une grande influence sur lui. Une bonne œuvre l'avait mis en rapport avec monseigneur Bergerot, un évêque, dont le pape venait de faire un cardinal, en récompense de toute une vie d'admirable charité, malgré la sourde opposition de son entourage qui flairait chez le prélat français un esprit libre, gouvernant en père son diocèse; et Pierre s'enflamma davantage au contact de cet apôtre, de ce pasteur d'âmes, un de ces chefs simples et bons,


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