Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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de la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia tournée vers le fleuve, l'énorme cube fauve du palais Farnèse. Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c'étaient les murs reblanchis de Saint-Paul hors les Murs, pareils à ceux d'une grange colossale, les statues qui couronnent Saint-Jean de Latran, légères, à peine grosses comme des insectes; puis, le pullulement des dômes, celui du Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André de la Vallée, celui de Saint-Jean des Florentins; puis, tant d'autres édifices encore, resplendissants de souvenirs, le Château Saint-Ange dont la statue étincelait, la villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au loin, fermant l'horizon de leurs cimes vertes. Vainement il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait, très doux, commençait pourtant à dissiper les buées matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires, dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi l'amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des flammes, un jardin étalait une tache noire, d'une puissance de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle des rues, des places, les îlots sans fin, semés en tous sens, s'emmêlaient, s'effaçaient dans la gloire vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches, montées des toits, traversaient avec lenteur l'infinie pureté du ciel.

      Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s'intéressa plus qu'à trois points de l'horizon immense. Là-bas, la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur du Palatin, l'émotionnait; il n'apercevait, derrière, que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés, rasés par le temps; et il les évoquait, il croyait les voir se dresser comme des fantômes d'or, vagues et tremblants, dans la pourpre de la matinée splendide. Puis, ses regards retournaient à Saint-Pierre; et là le dôme était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu'il savait être à côté, collé au flanc du colosse; et il le trouvait triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu'il lui apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville, vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux en face, vers l'autre mont, au Quirinal, où le palais du roi ne lui semblait plus qu'une caserne plate et basse, badigeonnée de jaune. Et toute l'histoire séculaire de Rome, avec ses continuels bouleversements, ses résurrections successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique, dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus le Tibre: la Rome antique épanouissant, en un entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse de la puissance et de la splendeur impériales; la Rome papale, victorieuse au moyen âge, maîtresse du monde, faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de la beauté reconquise; la Rome actuelle, celle qu'il ignorait, qu'il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si froid, lui donnait une pauvre idée, l'idée d'une tentative bureaucratique et fâcheuse, d'un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, qu'il aurait fallu laisser au rêve de l'avenir. Cette sensation presque pénible d'un présent importun, il l'écartait, il ne voulait pas s'arrêter à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde, en construction sans doute encore, qu'il voyait distinctement près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome nouvelle, à lui, il l'avait rêvée, et il la rêvait encore, même en face du Palatin anéanti dans la poussière des siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers nouveaux qui pullulaient de toutes parts, éventrant la vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil matinal.

      La Rome nouvelle, le titre de son livre se remit à flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l'emporta, il revécut son livre, après avoir revécu sa vie. Il l'avait écrit d'enthousiasme, utilisant les notes amassées au hasard; et la division en trois parties s'était tout de suite imposée: le passé, le présent, l'avenir.

      Le passé, c'était l'extraordinaire histoire du christianisme primitif, de la lente évolution qui avait fait de ce christianisme le catholicisme actuel. Il démontrait que, sous toute évolution religieuse, se cache une question économique, et qu'en somme l'éternel mal, l'éternelle lutte n'a jamais été qu'entre le pauvre et le riche. Chez les Juifs, immédiatement après la vie nomade, lorsqu'ils ont conquis Chanaan et que la propriété se crée, la lutte des classes éclate. Il y a des riches et il y a des pauvres: dès lors naît la question sociale. La transition avait été brusque, l'état de choses nouveau empira si rapidement, que les pauvres, se rappelant encore l'âge d'or de la vie nomade, souffrirent et réclamèrent avec d'autant plus de violence. Jusqu'à Jésus, les prophètes ne sont que des révoltés, qui surgissent de la misère du peuple, qui disent ses souffrances, accablent les riches, auxquels ils prophétisent tous les maux, en punition de leur injustice et de leur dureté. Jésus lui-même n'est que le dernier d'eux, et il apparaît comme la revendication vivante du droit des pauvres. Les prophètes, socialistes et anarchistes, avaient prêché l'égalité sociale, en demandant la destruction du monde, s'il n'était point juste Lui, apporte également aux misérables la haine du riche. Tout son enseignement est une menace contre la richesse, contre la propriété; et, si l'on entendait par le Royaume des cieux, qu'il promettait, la paix et la fraternité sur cette terre, il n'y aurait plus là qu'un retour à l'âge d'or de la vie pastorale, que le rêve de la communauté chrétienne, tel qu'il semble avoir été réalisé après lui, par ses disciples. Pendant les trois premiers siècles, chaque église a été un essai de communisme, une véritable association, dont les membres possédaient tout en commun, hors les femmes. Les apologistes et les premiers pères de l'Église en font foi, le christianisme n'était alors que la religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un socialisme, en lutte contre la société romaine. Et, quand celle-ci s'écroula, pourrie par l'argent, elle succomba sous l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers, plus encore que sous le flot des barbares et le sourd travail de termites des chrétiens. La question d'argent est toujours à la base. Aussi en eut-on une nouvelle preuve, lorsque le christianisme, triomphant enfin, grâce aux conditions historiques, sociales et humaines, fut déclaré religion d'État. Pour assurer complètement sa victoire, il se trouva forcé de se mettre avec les riches et les puissants; et il faut voir par quelles subtilités, quels sophismes, les pères de l'Église en arrivent à découvrir dans l'Évangile de Jésus la défense de la propriété. Il y avait là pour le christianisme une nécessité politique de vie, il n'est devenu qu'à ce prix le catholicisme, l'universelle religion. Dès lors, la redoutable machine s'érige, l'arme de conquête et de gouvernement: en haut, les puissants, les riches, qui ont le devoir de partager avec les pauvres, mais qui n'en font rien; en bas, les pauvres, les travailleurs, à qui l'on enseigne la résignation et l'obéissance, en leur réservant le Royaume futur, la compensation divine et éternelle. Monument admirable, qui a duré des siècles, où tout est bâti sur la promesse de l'au-delà, sur cette soif inextinguible d'immortalité et de justice dont l'homme est dévoré.

      Cette première partie de son livre, cette histoire du passé, Pierre l'avait complétée par une étude à grands traits du catholicisme jusqu'à nos jours. C'était d'abord saint Pierre, ignorant, inquiet, tombant à Rome par un coup de génie, venant réaliser les oracles antiques qui avaient prédit l'éternité du Capitole. Puis, c'étaient les premiers papes, de simples chefs d'associations funéraires, c'était le lent avènement de la papauté toute-puissante, en continuelle lutte de conquête dans le monde entier, s'efforçant sans relâche de satisfaire son rêve de domination universelle. Au moyen âge, avec les grands papes, elle crut un instant toucher au but, être la maîtresse souveraine des peuples. La vérité absolue ne serait-ce pas le pape pontife et roi de la terre, régnant sur les âmes et sur les corps de tous les hommes, comme Dieu lui-même, dont il est le représentant? Cette ambition totale et démesurée, d'une logique parfaite, a été remplie par Auguste, empereur et pontife, maître du monde; et, renaissant toujours des ruines de la Rome antique, c'est la figure glorieuse d'Auguste qui a hanté les papes, c'est le sang d'Auguste qui a battu dans leurs veines. Mais le pouvoir s'étant dédoublé après l'effondrement de l'empire romain, il fallut partager, laisser à l'empereur le gouvernement temporel, en ne gardant sur lui que le droit de le sacrer, par délégation divine. Le peuple était à Dieu, le pape donnait le peuple à l'empereur, au nom de Dieu, et pouvait le reprendre, pouvoir sans limite


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