La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03 - Honore de Balzac


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par une porte vitrée. Comme il était adossé à la cheminée en face de sa mère, et que la cheminée se trouvait presque devant la porte, ce visage pâle, mais bien éclairé par le jour de la rue, encadré de beaux cheveux noirs, ces yeux animés par le désespoir et enflammés par les pensées du matin, s'offrirent tout à coup aux regards de Suzanne. La grisette, qui certes a l'instinct de la misère et des souffrances du cœur, ressentit cette étincelle électrique, jaillie on ne sait d'où, qui ne s'explique point, que nient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a été éprouvé par beaucoup de femmes et d'hommes. C'est tout à la fois une lumière qui éclaire les ténèbres de l'avenir, un pressentiment des jouissances pures de l'amour partagé, la certitude de se comprendre l'un et l'autre. C'est surtout comme une touche habile et forte faite par une main de maître sur le clavier des sens. Le regard est fasciné par une irrésistible attraction, le cœur est ému, les mélodies du bonheur retentissent dans l'âme et aux oreilles, une voix crie: —C'est lui. Puis, souvent la réflexion jette ses douches d'eau froide sur cette bouillante émotion, et tout est dit. En un moment, aussi rapide qu'un coup de foudre, Suzanne reçut une bordée de pensées au cœur. Un éclair de l'amour vrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage et de la dissipation. Elle comprit combien elle perdait de sainteté, de grandeur, en se flétrissant elle-même à faux. Ce qui n'était la veille qu'une plaisanterie à ses yeux, devint un arrêt grave porté sur elle. Elle recula devant son succès. Mais l'impossibilité du résultat, la pauvreté d'Athanase, un vague espoir de s'enrichir, et de revenir de Paris les mains pleines en lui disant: — Je t'aimais! la fatalité, si l'on veut, sécha cette pluie bienfaisante. L'ambitieuse grisette demanda d'un air timide un moment d'entretien à madame Granson, qui l'emmena dans sa chambre à coucher. Lorsque Suzanne sortit, elle regarda pour la seconde fois Athanase, elle le retrouva dans la même pose, et réprima ses larmes. Quant à madame Granson, elle rayonnait de joie! Elle avait enfin une arme terrible contre du Bousquier, elle pourrait lui porter une blessure mortelle. Aussi avait-elle promis à la pauvre fille séduite l'appui de toutes les dames de charité, de toutes les commanditaires de la Société Maternelle; elle entrevoyait une douzaine de visites à faire qui allaient occuper sa journée, et pendant lesquelles il se formerait sur la tête du vieux garçon un orage épouvantable. Le chevalier de Valois, tout en prévoyant la tournure que prendrait l'affaire, ne se promettait pas autant de scandale qu'il devait y en avoir.

      — Mon cher enfant, dit madame Granson à son fils, tu sais que nous allons dîner chez mademoiselle Cormon, prends un peu plus de soin de ta mise. Tu as tort de négliger la toilette, tu es fait comme un voleur. Mets ta belle chemise à jabot, ton habit vert de drap d'Elbeuf. J'ai mes raisons, ajouta-t-elle d'un air fin. D'ailleurs, mademoiselle Cormon part pour aller au Prébaudet, et il y aura chez elle beaucoup de monde. Quand un jeune homme est à marier, il doit se servir de tous ses moyens pour plaire. Si les filles voulaient dire la vérité, mon Dieu, mon enfant, tu serais bien étonné de savoir ce qui les amourache. Souvent, il suffit qu'un homme ait passé à cheval à la tête d'une compagnie d'artilleurs, ou qu'il se soit montré dans un bal avec des habits un peu justes. Souvent un certain air de tête, une pose mélancolique font supposer toute une vie; nous nous forgeons un roman d'après le héros; ce n'est souvent qu'une bête, mais le mariage est fait. Examine monsieur le chevalier de Valois, étudie-le, prends ses manières; vois comme il se présente avec aisance, il n'a pas l'air emprunté comme toi. Parle un peu, ne dirait-on pas que tu ne sais rien, toi qui sais l'hébreu par cœur!

      Athanase écouta sa mère d'un air étonné mais soumis, puis il se leva, prit sa casquette, et se rendit à la Mairie en se disant: — Ma mère aurait-elle deviné mon secret? Il passa par la rue du Val-Noble, où demeurait mademoiselle Cormon, petit plaisir qu'il se donnait tous les matins, et il se disait alors mille choses fantasques: — Elle ne se doute certainement pas qu'il passe en ce moment devant sa maison un jeune homme qui l'aimerait bien, qui lui serait fidèle, qui ne lui donnerait jamais de chagrin; qui lui laisserait la disposition de sa fortune, sans s'en mêler. Mon Dieu! quelle fatalité! dans la même ville, à deux pas l'une de l'autre, deux personnes se trouvent dans les conditions où nous sommes, et rien ne peut les rapprocher. Si ce soir je lui parlais?

      Pendant ce temps, Suzanne revenait chez sa mère en pensant au pauvre Athanase. Comme beaucoup de femmes ont pu le souhaiter pour des hommes adorés au delà des forces humaines, elle se sentait capable de lui faire avec son beau corps un marchepied pour qu'il atteignît promptement à sa couronne.

      Maintenant il est nécessaire d'entrer chez cette vieille fille vers laquelle tant d'intérêts convergeaient, et chez qui les acteurs de cette scène devaient se rencontrer tous le soir même, à l'exception de Suzanne. Cette grande et belle personne assez hardie pour brûler ses vaisseaux, comme Alexandre, au début de la vie, et pour commencer la lutte par une faute mensongère, disparut du théâtre après y avoir introduit un violent élément d'intérêt. Ses vœux furent d'ailleurs comblés. Elle quitta sa ville natale quelques jours après, munie d'argent et de belles nippes, parmi lesquelles se trouvait une superbe robe de reps vert et un délicieux chapeau vert doublé de rose que lui donna monsieur de Valois, présent qu'elle préférait à tout, même à l'argent. Si le chevalier fût venu à Paris au moment où elle y brillait, elle eût certes tout quitté pour lui. Semblable à la chaste Suzanne de la Bible, que les vieillards avaient à peine entrevue, elle s'établissait heureuse et pleine d'espoir à Paris, pendant que tout Alençon déplorait ses malheurs pour lesquels les dames des deux Sociétés de Charité et de Maternité manifestèrent une vive sympathie. Si Suzanne peut offrir une image de ces belles normandes qu'un savant médecin a comprises pour un tiers dans la consommation que fait en ce genre le monstrueux Paris, elle resta dans les régions les plus élevées et les plus décentes de la galanterie. Par une époque où, comme le disait monsieur de Valois, la Femme n'existait plus, elle fut seulement madame du Valnoble; autrefois elle eût été la rivale des Rodhope, des Impéria et des Ninon. Un des écrivains les plus distingués de la Restauration l'a prise sous sa protection; peut-être l'épousera-t-il? il est journaliste, et partant au-dessus de l'opinion, puisqu'il en fabrique une nouvelle tous les six ans.

      En France, dans presque toutes les préfectures du second ordre, il existe un salon où se réunissent des personnes considérables et considérées, qui néanmoins ne sont pas encore la crème de la société. Le maître et la maîtresse de la maison comptent bien parmi les sommités de la ville et sont reçus partout où il leur plaît d'aller, il ne se donne pas en ville une fête, un dîner diplomatique, qu'ils n'y soient invités; mais les gens à châteaux, les pairs qui possèdent de belles terres, la grande compagnie du département ne vient pas chez eux, et reste à leur égard dans les termes d'une visite faite de part et d'autre, d'un dîner ou d'une soirée acceptés et rendus. Ce salon mixte où se rencontrent la petite noblesse à poste fixe, le clergé, la magistrature, exerce une grande influence. La raison et l'esprit du pays résident dans cette société solide et sans faste où chacun connaît les revenus du voisin, où l'on professe une parfaite indifférence du luxe et de la toilette, jugés comme des enfantillages en comparaison d'un mouchoir à bœufs de dix ou douze arpents dont l'acquisition a été couvée pendant des années, et qui a donné lieu à d'immenses combinaisons diplomatiques. Inébranlable dans ses préjugés bons ou mauvais, ce cénacle suit une même voie sans regarder ni en avant ni en arrière. Il n'admet rien de Paris sans un long examen, se refuse aux cachemires aussi bien qu'aux inscriptions sur le Grand-Livre, se moque des nouveautés, ne lit rien et veut tout ignorer: science, littérature, inventions industrielles. Il obtient le changement d'un préfet qui ne convient pas, et si l'administrateur résiste, il l'isole à la manière des abeilles qui couvrent de cire un colimaçon venu dans leur ruche. Enfin, là, les bavardages deviennent souvent de solennels arrêts. Aussi, quoiqu'il ne s'y fasse que des parties de jeu, les jeunes femmes y apparaissent-elles de loin en loin; elles y viennent chercher une approbation de leur conduite, une consécration de leur importance. Cette suprématie accordée à une maison froisse souvent l'amour-propre de quelques naturels du pays qui se consolent en supputant la dépense qu'elle impose, et dont ils profitent. S'il ne se rencontre pas de fortune assez considérable pour tenir maison ouverte, les gros bonnets choisissent pour lieu de réunion, comme faisaient les gens d'Alençon, la maison d'une personne inoffensive de qui la vie arrêtée, dont le caractère ou la


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