Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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pétillent de force nerveuse et d'intelligence. Ainsi radieux sous le front ample et finement dessiné, ils subjuguent. La douceur de la bouche tempère ce que l'ossature des joues fait saillir de trop vigoureux. Une distinction réelle flotte sur l'ensemble des traits, mais elle donne l'impression d'avoir été acquise et laisse deviner le sceau de la naissance plébéienne.

      La brise gonfle les touffes de sa chevelure aussi brune que le chêne noir de la chaise où il est assis, la tête mollement posée en arrière. Fatigué d'être immobile à réfléchir, il se lève. Un complet gris acier l'habille parfaitement, cache la maigreur de son corps. Mais dressé d'un élan magnifique sur une taille libre, il avance, de long en long sur le balcon, d'un pas solide et gracieux. Alors que sa songerie l'absorbait tout entier, il n'a vu la scène extérieure qu'à travers une buée confuse de couleurs et de formes. Et maintenant, la détermination qu'il vient de prendre le magnétise, et il regarde si profondément en lui-même que son regard se ferme aux alentours.

      Il n'aperçoit pas encore une femme dont la silhouette bleu cendré ne bouge plus, à la porte même de l'enclos qui sépare du Chemin Saint-Louis la pelouse devant la maison qu'il habite. On l'a informée que c'est ici la demeure de Gaspard Fontaine pour qui son père l'a chargée d'un message. Sa robe, d'une étoffe imitant le crêpe de chine à s'y méprendre, tombe sur des lignes charmantes et fermes. Le chapeau, léger ensemble de roses pourpres et de paille de riz claire, s'harmonise à la physionomie timide. Enfant d'un modeste ouvrier, Lucile Bertrand hésite, effarouchée par l'éclat de la façade, la finesse des rideaux, la courbe imposante de l'escalier de pierre et l'allure hautaine du jeune homme.

      Le souvenir de son père malade équilibre son courage. Elle se décide. Jean, au bruit du loquet, éprouve ce faible tressaillement intérieur que les moins nerveux connaissent. Pendant qu'elle referme la porte, le coup d'oeil du médecin qui l'examine est ravi par l'esthétique pure de ce modelé féminin. Lucile Bertrand se retourne, et leurs regards s'interrogent quelques secondes. Jean remarque la beauté sobre de ce visage un peu triste, mais son esprit, curieux de ce que cette femme désire, s'occupe uniquement de conjectures. La jeune fille, toute surprise que les yeux de l'inconnu soient bons et beaucoup moins arrogants que sa démarche, croit retrouver sa confiance en elle-même. Les joues plus vermeilles à chaque instant, elle se hâte sur l'allée de cailloux bleuâtres. Elle s'était donc trompée: le craquement de ses pas jette une frayeur étrange en son âme, et sa bravoure chancelle un peu.

      Le jeune homme, au sommet de l'escalier qu'elle gravit craintive, attend qu'elle vienne à lui. Le chapeau, qu'elle incline trop vers les degrés rudes aux souliers minces, dérobe le visage à son admiration grandissante. Il lui semble qu'il émane des fleurs un arôme plus attendrissant qu'à l'ordinaire, que la chanson d'un rossignol niché dans l'orme le plus voisin soit la plus douce qu'il ait entendu fredonner par un oiseau. Lucile, tout près de le rejoindre, ose lever sur Jean de larges prunelles où tremble une prière.

      —Voulez-vous être assez bon de me dire si c'est bien ici la demeure de

       Monsieur Fontaine? lui demande-t-elle, un peu balbutiante.

      —Vous désirez le voir immédiatement, Madame? répondit-il, plus mal à l'aise qu'il ne le voudrait, sous l'humilité des yeux profonds.

      —Oui, Monsieur, le supplie-t-elle, remuée par cette voix grave et chaleureuse.

      —C'est dommage que vous ne puissiez pas le voir à l'instant même. Il est allé à Lorette… S'apercevant qu'elle en est vivement déçue, il précise afin qu'elle ait le temps de vaincre son trouble: Oui, Madame, une excursion d'automobile… Ma soeur l'accompagne. Ils reviendront tout à l'heure. Faut-il que vous l'attendiez?

      —Non. Monsieur, ce n'est pas nécessaire… Vous pourrez le lui dire vous-même, si vous avez cette bonté…, commence-t-elle à expliquer.

      Plusieurs secondes de silence interviennent. Elle cherche des expressions. Et pourtant, la chose lui avait paru si simple, elle se l'était redite à toutes les minutes de la dernière heure. Oh! qu'elle aurait préféré tout dire à Monsieur Fontaine lui-même! Maintenant qu'il faut parler à ce jeune homme, c'est différent, le petit discours échappe. Elle se croit ridicule, Jean la trouve exquise, ainsi farouche, ainsi tremblante.

      Il a pitié de son angoisse intime et tâche de l'en délivrer.

      —Avez-vous confiance en moi? lui suggère-t-il, familièrement, avec un sourire.

      —Beaucoup plus en vous qu'en moi-même, dit-elle, d'un élan spontané, un éclair vif sillonnant son regard, mais confuse aussitôt d'avoir été si primesautière. Jean sourit davantage. Elle a l'intuition qu'il ne condamne pas sa hardiesse et qu'il accueillera son message avec bienveillance.

      —D'un ton plus alerte, elle reprend:

      —Mon père est François Bertrand, l'un des ouvriers de M. Fontaine. Il devait se remettre à l'ouvrage demain. Depuis une semaine, il était presque revenu à la santé. Hier seulement, il est retombé malade. Le docteur a dit que c'est la rechute…

      —De quoi souffre-t-il? interrompit le jeune médecin, intéressé.

      —Des fièvres, Monsieur, répond Lucile, machinale, un désappointement répandu sur ses traita assombris. L'émotion, bien qu'indéfinissable, a été soudaine et pénétrante. Eh quoi! il ignorait que son père avait été si malade, pendant plusieurs semaines! La mort effroyable avait pu menacer l'un des ouvriers sans que le patron eût jugé convenable de s'en inquiéter auprès de sa famille! Cela avait été leur vie entière, à tous ceux de la maison désolée de là-bas, cette peur de la mort. Et le fils du maître n'en sait rien… Elle se sent bien étrangère ici, bien inférieure, et son coeur en est oppressé.

      D'une voix plus douce, parce qu'il attribue la brusque pâleur de la jeune fille au chagrin, Jean a repris:

      —Il ne faut pas vous désespérer, Mademoiselle. On en revient, même d'une rechute…. Vous avez tort de craindre: il faut oublier la mort aussi longtemps qu'il y a un espoir… Je suis médecin: me permettez-vous d'aller visiter votre père?

      —Oh! que je vous remercie pour lui! s'écrie-t-elle, ses yeux s'humectant de reconnaissance et dévoilant au jeune homme la sourde tendresse d'une âme exubérante.

      —Dieu ne vous enlèvera pas un père que vous aimez si bien! dit-il, ému d'une singulière tristesse.

      Elle n'a rien à répondre. Son coeur a soulevé jusqu'aux paupières deux larmes jaillissantes. Jean les voit lentement glisser, douces comme l'amour et lourdes comme la souffrance. Une exclamation intérieure, cri impulsif et profond de pitié lui monte aux lèvres, il voudrait lui dire: «Pauvre enfant! je comprends votre peine!» L'homme du monde se ressaisit. Ne serait-ce pas du sentimentalisme outré, naïf même, que de révéler à cette enfant, du peuple toute la sympathie qu'elle agite au fond de lui-même? N'a-t-il pas été suffisamment généreux pour elle? La consolation devient aisément fade, si elle se prolonge: cette excuse le rassure, étouffe un remords passager d'avoir eu honte. Quel élan impérieux l'avait ainsi poussé vers la timide ouvrière? Il s'étonne d'y avoir si peu résisté, de s'être laissé attendrir avec un abandon presque nécessaire? Une femme qui souffre, la plus humble, la plus laide, amollit toujours un vrai coeur d'homme, oui, c'est bien cela! Et la jeune fille est tellement jolie, soumise et silencieuse, lui faisant sa confidence d'amertume.

      Consciente que l'entrevue doit se clore, elle dit bientôt:

      —Je vous demande pardon, Monsieur Fontaine. Je n'aurais pas dû comme ça, presque pleurer. C'est un peu votre faute… Quand je pense qu'il peut mourir, c'est plus fort que moi, le coeur me tourne de chagrin. Je n'oublierai pas vos bonnes paroles: si vous saviez comme je vous en remercie!

      —Je suis déjà récompensée, Mademoiselle, puisque j'ai votre gratitude…

      —Bonjour, Monsieur Fontaine!…

      —An revoir, Mademoiselle Bertrand! conclut-il, d'une voix trop absente.

      Le dernier sourire de Jean a été plus indifférent,


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