Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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tapageurs d'un cheval exaspèrent ses nerfs un moment plus tard. Tout l'éblouissement des résidences luxueuses l'aveugle. Il faut qu'elle réagisse contre le malaise aigu. Le message est accompli. Son père sera content, il aura de l'ouvrage, dès qu'il sera guéri. Elle devait être satisfaite d'elle-même, ne pas traîner ce regret au fond de l'être. Pourquoi le fils du patron n'a-t-il pas eu un sourire d'adieu autre que celui-là, aussi? Il a été bon, oh oui, très bon pour elle, mais il n'était plus le même, au départ, comme s'il eût été ennuyé, soucieux de se libérer d'elle. De nouveau, elle courbe sous la pensée d'être pour lui la passante qu'on ignore, que souvent on méprise. Elle s'égare, elle est ingrate, ne lui a-t-il pas promis de venir voir son père? Au moment où il a dit cela, elle a compris qu'il offrait de la sympathie et de l'espérance. Sensitive que la moindre émotion bouleverse et la moindre blessure déchire, elle se torture encore de vaines inquiétudes; et c'est tout. Elle est certaine qu'il viendra, qu'il ne dédaigne pas l'ouvrier, puisqu'il est compatissant au malheur de celui qui est son père. Elle laisse gonfler au coeur la source d'espérance! La brise imprègne son front de tendres fraîcheurs, la marche lui devient légère et grisante, les arbres de la Grande Allée, où elle s'engage, lui murmurent des refrains moins tristes…

      Une minute plus tôt, un écran de feuillage et de branches avait, séparé les yeux de Jean de la jeune fille qu'ils n'avaient cessé d'accompagner. Il a admiré la grâce des mouvements, d'une souplesse inconsciente, d'un charme inné. Elle était harmonieuse sans effort, et sans inégalités. Depuis qu'elle a disparu, il reste quelque chose d'elle, un parfum de beauté que Jean respire, un rayonnement d'âme qui l'enveloppe. Il s'attarde à glaner de menus souvenirs. Mais bientôt, en son imagination infidèle, les traits de l'ouvrière s'atténuent, s'estompent de rêve. Ils pâlissent et s'éloignent devant une vision déjà ancienne, celle d'une femme sculptée dans le mystère et drapée d'idéal. Cette jeune fille ne l'a pas réellement touché, il s'en rend bien compte, elle n'a que ravivé le noble désir qu'il a parfois eu d'aimer une femme. Non pas qu'il eût été la victime de songes maladifs ou de lubies romanesques, mais il espérait l'amour qui a des ailes blanches et vole au ras des cimes. Il s'accuse d'égoïsme pour avoir, tout à l'heure, exclu de son ambition virile celle qu'il aimera. Cette ambition de vie meilleure que vient de semer la Providence en ses facultés d'agir, il en greffe l'amour sur l'amour qu'il destine à l'épouse devinée, à la famille qui naîtra de leur âme et de leur sang, à la race dont il est solidaire.

      Jean est traversé par une allégresse forte et enivrante. Elle fait circuler en son être la personnalité plus large, moins dépendante qu'il attendait. La vie lui est généreuse et vaste, il reprend mieux contact avec ce qui l'entoure, il communie avec la lumière, vie de l'espace. Qu'ils sont purs, ces nuages tissés de laine blanche, et que leur course à travers l'azur est paisible! Ils viennent de là-bas, les cirrus fragiles et dispersés, de l'horizon bleu que les montagnes voilent. Celle qu'il aimera les contemple aussi peut-être: leurs plis immaculés auraient-ils recueilli le souffle de son âme? C'est le ciel encore, la ligne flottante des sommets pâles comme des pervenches! Elle est si lointaine, si étrange, si éthérée, qu'elle semble onduler comme un mirage de mystère. Elle est pour Jean le symbole de l'avenir embué d'espérances infiniment douces. Ne s'illumine-t-il pas déjà, cet avenir troublant, aux lueurs de la traînée mauve au-dessous de laquelle s'enfonce la plaine invisible de Bellechasse et de Lévis? Le jeune homme aspire les effluves d'énergie que la brise moissonne le long des campagnes, à la fenêtre des chaumières, aux profondeurs des sillons. Une bouffée de courage enfle sa poitrine, il sent frémir en lui la passion du travail. Il trempe sa volonté dans la force de vie qui éclate à l'intérieur des bourgs épars sur les hauteurs de Lévis. Ils s'échelonnent dans la forêt nimbée de soleil: Saint-Louis-de-Pintendre, entonnoir d'émeraude où dévalent champs blonds et fermes grises; Saint-Jean-Chrysostome, camée de verdure où les habitants ont enchâssé des toits d'agate et des murs d'émail; Saint-David-de-l'Auberivière dont la colline avec amour penche vers le Saint-Laurent.

      Comme le fleuve toujours puissant et libre, Jean sera maître de lui-même, retrouvera le calme après les orages, reverra l'aurore après la nuit. Au moment même, les cloches de Sillery modulent un couplet de tendresse. Elles chantent éperdument, comme si elles voulaient éveiller les morts des Plaines d'Abraham et leur annoncer que l'âme française renaît toujours près de leurs tombes. Parce qu'il n'a jamais été aussi violemment ému par la nature, Jean se laisse envahir par une méditation intense devant la plaine qui ne s'est pas refroidie. Le sang des ancêtres y filtre encore, perle aux pétales des trèfles rouges. Le sol est tuméfié comme un visage qui a trop pleuré. L'herbe est chétive comme les coeurs affaiblis par de trop lourds souvenirs. Le deuil commence à s'appesantir sur l'âme de Jean, mais il le repousse. Ne sont-ils pas vivants, les morts français, puisqu'il vit, lui, Jean Fontaine, et que des paroles françaises arrivent à lui de la route ensoleillée? Il frissonne tout entier, il a vu, en un relief émouvant, tout ce qui ramifie un individu à sa race et de quel amour il doit l'aimer. Les héros, couchés là, tombèrent pour la leur, pour la sienne, pour que les descendants fussent orgueilleux d'elle! La tête de Jean se dresse vers les montagnes et dans l'avenir avec un élan de force et de fierté!…

       Table des matières

      LES AILES A TERRE

      La montre de Jean indique six heures. Des nuances d'or s'égrènent dans l'azur au-dessus des montagnes. Des souffles tièdes, inconstants, folâtrent dans l'air: et quand ils effleurent les tempes du jeune homme, il a l'âme plus apaisée. Le calme a détendu les nerfs si vibrants tout à l'heure, une ivresse délicate les engourdit. Le chemin Saint-Louis gonfle d'une poussière pâle et soyeuse. Depuis quelques minutes, pas une voiture n'a soulevé les molécules grises en flots d'ombre. Les chrysanthèmes là, de leurs aigrettes pourpres ou rosées, dominent les géraniums glauques ou liserés de neige. Les feuilles des érables et des bouleaux échangent de fines mélodies à la sourdine. Trois enfants vagabondent sur la pelouse de la cour voisine, leurs habits de toile mauve ont la fraîcheur de l'herbe et leurs chuchotements faiblissent comme des murmures.

      Yvonne Fontaine et son père ne tarderont pas à revenir. Jean leur communiquera-t-il son projet? Que diront-ils de cette vocation inopinée? Leur vanité en sera-t-elle éblouie? Il n'a pas le loisir d'être perplexe davantage, il reconnaît ce long bêlement d'un cornet d'alarme. C'est une coquetterie de son père: il aime qu'un tel charivari partout l'annonce. Le chauffeur a des ordres précis: la sirène aigre ne cesse guère de geindre, et tout le inonde sait que Gaspard Fontaine passe.

      L'automobile roule sur des panaches blanchâtres comme volait sur les nuages le char fantastique des dieux. Il ralentit sa course fière, et l'on dirait qu'il vient se poser au bord de la route. Une main gantée de soie vive se démène; un sourire illumine une voilette orangée, la jeune fille est radieuse de revoir son frère. Le visage rubicond du chauffeur brille de joie sereine, les vernis scintillent, les cuivres flamboient, la machine halète et se repose.

      En un tour de main, Yvonne déclenche la porte. Elle fait jaillir, coquettement, son visage hors de la voilette. C'est un épanouissement de rose lumière! Le sourire ne s'alanguit pas, il éclate en une flambée des joues replètes, des lèvres avides et molles, des dents nerveuses, immaculées. Le tout charme, intrigue, éblouit. Quelle délicatesse! quels frissons de vie! quelle volupté d'être jolie! quelle neige empourprée d'aurore! un poème de l'exubérance! un sonnet gracieux et palpitant de la fraîcheur! Lemay l'eût intitulé: «Un rayon de mon pays!» Et il aurait eu raison: gouttelette claire où le soleil avait mis un peu de lui-même en un grouillement d'or!

      Quelques instants lui suffirent à franchir l'allée de sable. Le mouvement de tout le corps un peu grêle est sûr, hardi, facile, un beau geste de force exquise.

      Les yeux dilatés, complètement rieuse, elle raconte à Jean les joies de l'expédition.

      —Quelle température délicieuse! Le plus joli petit voyage! Au ciel, de l'azur partout, de la lumière à s'en étourdir pour une semaine!


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