Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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les beaux garçons nous contemplaient avec des yeux larges comme les fenêtres ou les portes. Papa jouissait de leur ébahissement, se renversait la tête comme un roi mérovingien. Que j'étais heureuse de le voir si content! L'automobile filait à perdre baleine, la gazoline crépitait, la sirène hurlait, la poussière montait comme une auréole à l'arrière et j'ouvrais la poitrine toute grande pour y recevoir l'air pur de l'espace!…

      —Tu ne m'as toujours pas dit où tu avais laissé père? demanda Jean, habitué à ces déluges d'enthousiasme.

      —Mais c'est lui qui m'a abandonnée! Tu vois, 'automobile repart: il nous le donnera bientôt. Une affaire pressante, à dit papa: il est arrêté chez le notaire… Tu aurais dû venir avec nous! Tu as perdu beaucoup, je te l'assure. Je suis positive qu'il n'a pas bougé d'ici, le grand frère sérieux…

      —Mais oui, j'ai fait une longue promenade, pas aussi longue que la tienne, mais une promenade tout de même, réplique-t-il, le visage attristé de Lucile Bertrand lui revenant à la mémoire.

      —Où donc? raille-t-elle, les yeux brûlants de malice. Tu avais l'humeur de tes jours de rêverie, quand nous sommes partis. Et c'est assez difficile de t'en arracher, les racines sont profondes!…

      —J'ai parcouru deux milles au moins…

      —Où donc es-tu allé? La moquerie flambe sur son visage. On dirait que tu joues avec moi comme un grand'père avec sa toute petite-fille. Aurais-tu rendu visite à Berthe Gendron? C'est qu'elle ne te déteste pas le moins du monde. Tu l'effarouches un peu, elle aime cela…

      Yvonne éclata d'une rire joyeux, où il y avait trop d'artificiel, une préoccupation de ne laisser ignorer aucun des charmes du visage. Elle excellait à décocher la taquinerie: c'était des flèches mignonnes, barbelées d'ironie à peine méchante. Elle amusait beaucoup, la société de Québec lui en était reconnaissante et ne pouvait se passer de son gazouillis étincelant.

      —Voudrais-tu me convertir à l'amour? s'était hâté de répondre Jean. Ce n'est pas la meilleure prédication… Berthe Gendron n'est pas l'argument irréfutable; je n'aurai jamais la foi, si tu n'en as pas d'autre…

      —Oh! Monsieur l'incontentable, mais elle est ravissante!…

      —Une créature d'un raffinement exquis, je m'incline…

      —Alors? tu n'as plus qu'à aimer… Cela va tout seul, à grandes enjambées. On se laisse faire, on est rendu, c'est divin…

      —C'est la dernière confidence d'une amie qui t'a si bien renseignée? tu deviens rouge comme un oeillet!… Serait-ce ta propre expérience que tu me lances tout-à-coup, à bout portant? Mais non, j'en saurais quelque chose, tu n'aurais pas oublié de me faire partager un peu de cette joie merveilleuse…

      La perspicacité de Jean ne fait pas erreur, elle a déniché un réel secret d'amour. Yvonne, que la vie mondaine s'était asservie plus étroitement chaque jour depuis deux ans, avait peu à peu retiré son âme à l'intimité qui jadis unissait le frère à la soeur. Elle chérissait encore l'ami de son enfance lumineuse, le confident toujours sympathique de ses premiers rêves de jeune fille, mais plus distraitement, avec moins d'impétueuse tendresse. Seul à voir naître la séparation morale entre eux, Jean fut le seul à en souffrir. Il ne s'en plaignit pas auprès d'elle, assuré qu'elle ne serait pas conquise par la frivolité. Elle avait un coeur trop affamé de jouissances élevées pour que cette effervescence de plaisir demeurât longtemps sa raison de vivre. Le tourbillon de la vogue s'apaiserait, et elle reviendrait à elle-même, au besoin des épanchements fraternels, au souci d'un avenir qui ne fût pas uniquement oisif et superficiel. Ainsi tranquillisé par le ferme caractère de sa soeur, harcelé d'ailleurs par les craintes de l'examen, Jean ne fit pas à Yvonne le reproche de le délaisser, de presque l'oublier. Inconsciente de la chose, elle avait perdu la coutume d'aller, aux heures où le désenchantement fait descendre le vide au fond de l'être, quérir auprès du frère le mot qui relève et le sourire qui pacifie.

      La séduction aguerrie de Lucien Desloges avait agi sur elle, dès le premier jour où, présentés l'un à l'autre, ils s'étaient donnés à une longue causerie entraînante. Ce jeune homme avait un passé bien garni d'amour. Yvonne en fut avertie, plus que cela, notifiée par des chuchotements d'amies. Aux unes qu'elle redoutait, elle affirma que l'attraction du beau Lucien ne l'avait pas étourdie; aux autres, dont elle se croyait l'égale, elle déclara nettement qu'elle était capable d'avironner sa barque sans qu'on vînt se mettre au gouvernail. Elle ne s'en amusa que davantage à tenter la mise en cage de l'oiseau vagabond. Quelques jeunes filles, mordues au vif par la jalousie, éclatèrent en commérages d'indignation, remirent à flots les aventures de Lucien que l'oubli avait submergées. Yvonne, son orgueil de femme aiguillonné, résolut de se faire aimer…

      C'est elle, à force de feindre l'amour, qui fut domptée par l'amour. Elle en est positive, elle aime Lucien Desloges. Il y a déjà plusieurs semaines qu'elle s'en faisait l'aveu irrésistible, lorsque, le dimanche précédent, il a fait sa déclaration avec une suavité impeccable. Elle y a cru de tout l'élan de sa vanité assouvie: fière de son triomphe, elle ne vit, depuis lors, que pour se réjouir et papillonner.

      Plusieurs fois, cependant, elle a été sur le point d'initier Jean à son bonheur. Un scrupule invincible l'en a toujours dissuadée. Elle a pressenti qu'il ne lui pardonnerait pas cet amour tramé sans lui, à la dérobée du conseil fraternel. Ce qu'il vient de lui dire la confirme dans son inquiétude. Elle doit ne pas différer la confidence: plus celle-ci tardera, plus elle sera pénible. Pour que les reproches qu'elle attend soient moins rigoureux, elle va préparer son frère à la révélation de l'intrigue sentimentale. Une pensée lui surgit qu'elle accueille d'emblée: n'est-ce pas beaucoup la faute de Jean si elle est devenue moins familière avec lui? L'étude ne l'a-t-il pas trop guindé? Sa physionomie ne s'est-elle pas comme figée d'une couche de glace? Ce n'est plus elle qui est blâmable d'avoir maintenu Jean loin de sa joie merveilleuse, comme il l'appelle, mais lui qui doit s'accuser d'avoir, par ses airs de philosophe, éloigné les effusions anciennes.

      Il est si intelligent que l'évidence va lui percer les yeux! Aussi, lui répond-elle, insinuante et câline.

      —Aurais-tu deviné juste, que tu ne peux me gronder? Je me serais mariée que tu ne t'en serais pas même aperçu. On aurais fait le repas de noces le plus assourdissant que tu n'aurais rien entendu. Il n'y avait que l'étude, pour toi, cette année. L'autre jour, j'ai lu…

      —Tu as eu le temps de lire? Quel tour de force! interrompit-il d'une voix légèrement ironique.

      —Eh! bien, je n'ai plus d'examens à passer, moi, et je ne suis pas toujours grave comme un jour lugubre d'automne, fit-elle vivement.

      —Tu ne te fâchais pas comme cela autrefois, ma petite Yvonne…

      —Autrefois, tu ne me piquais pas au vif. Tu me blesses, je crie que ça fait mal, voilà tout… Dusses-tu t'évanouir encore de surprise, je te répète que j'ai lu dans un magazine américain…

      —Ah! je ne m'étonne plus!…

      —Veux-tu que je te dise ce que je pense?

      —Je l'exige!

      —Eh bien, tu n'es pas charmant, quand tu railles ainsi… plus que cela, tu me fais de la peine… et…

      —Vrai? c'est l'Yvonne d'autrefois que je retrouve? Ton coeur est bien là, toujours secoué de battements affectueux? Je croyais qu'on l'avait changé ou refroidi. La vie mondaine t'a prise presque totale, il faut ne pas y être expansive et le coeur se dessèche à ne jamais jaillir… La source du tien n'est pas encore tarie, puisque j'ai entendu couler une larme. La solitude aigrit souvent: me pardonnes-tu d'être barbare?…

      —J'ai lu, dans un magazine américain, souligna-t-elle, d'une voix tendre et qui pardonnait, que les brahmines hindous se renferment si profondément dans leurs songes qu'ils semblent ne plus être que des statues, oui, du marbre pendant… la médecine, il n'y avait plus que la médecine ici-bas pour toi! Comment faire des confidences à la statue de la médecine?


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