Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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opposa toujours que telle chose valait tant, que telle autre se vendait fort cher aussi, qu'elles étaient les plus dispendieuses en leur espèce et, par conséquent, d'un choix irréprochable. Il fallait, surtout, ne pas badiner sur les tableaux qu'il s'enorgueillissait d'avoir payé «les yeux de la tête». «Des toiles de maître! disait-il aux visiteurs, aux parents. Regardez-moi cela, n'est-ce pas beau? N'ai-je pas bien fait de placer un peu d'argent comme ça? On a beau être du peuple, on a du goût pareillement… Des chefs-d'oeuvre, m'a-t-on dit, celui-ci vient d'un Français, celui-là d'un Belge, d'un van… van… j'oublie toujours le reste de son nom qui finit par osch… ou otch, quelque chose dans ce genre-là… Cet autre est d'un Espagnol. Tenez, voyez cette admirable scène de campagne, le tableau que je préfère… Parlons-en, voilà du coloris, des choses nettes, qui se détachent, des choses qu'on voit! N'êtes-vous pas de mon avis?» Hélas! elle était vilaine, cette peinture où les tons gras saillaient avec trop de violence. Le sourire élogieux des connaisseurs dissimulait à peine une raillerie. Tout ce que cette croûte avait de faux et d'exagéré, Jean voulut en convaincre son père, le détourner de ce béguin ridicule. «Ce sont des experts qui me l'ont vendue, répondait-il, agacé, elle me coûte plusieurs mille piastres. Elle est ancienne, elle est superbe, quoi que tu en dises… Regarde ça briller, c'est de l'expression, de la vraie nature, ça m'impressionne, enfin!» Elle représentait un coucher de soleil excessivement rouge dardé sur une ville fantasmagorique et pas toujours bien équilibrée. Jean insistait respectueusement. Le père s'indignait, terminait le débat par un mot acerbe: «Tu ne connais rien là-dedans, bon!» Et la croûte demeurait chef-d'oeuvre.

      Sinon un chef-d'oeuvre artistique, c'est une merveille de ressemblance que le portrait de Gaspard Fontaine, là même, impérieux, drapé d'orgueil. Ce visage reflète quelque chose d'empoignant, de supérieur, il frémit de vigueur, d'énergie tendue, d'inflexible volonté. Les yeux, surtout, sombre, incisifs, lancés vers l'avenir, font éclater une passion d'agir impétueuse. Le crâne, en partie nu comme l'aubier dont on a séparé l'écorce, élargit le front dominateur. De cet homme, une force attirante déborde, et on le déclarerait issu de noble lignée, sans le désordre des sourcils, la structure disgracieuse du nez, la carrure massive du menton, la ligne pâteuse des épaules.

      Tout prés de celui-là, moins grands, moins envahisseurs, les portraits d'Yvonne et de Jean s'illuminent d'un sourire. Les autres portraits de famille ne sont pas là. Le pieux usage de grouper ensemble, en une cohorte d'honneur, les anciens et les vivants n'est pas reconnu dans le salon moderne de Gaspard Fontaine, et on a l'impression d'une race qui, sans aïeux, étale une bizarre fierté de n'en pas avoir.

      Lucien Desloges, d'une voix modulée comme les suaves notes du violoncelle, complimente la jeune fille, à l'instant même.

      —Je ne me lasse pas de contempler cette image, dit-il. Oui, ma charmante Yvonne, c'est tout vous, toute votre grâce… Vous vivez… Vous revivez… On ne peut pas être plus naturelle, plus vous-même…

      —Vous flattez bien, trop bien peut-être…

      —Trop? Jamais assez!

      —Allons!

      —Mais oui, puisque je réclame le bonheur de vous le redire toujours, que vous êtes ravissante, la plus ravissante, que…

      —Ah! vous allez trop loin, vous exagérez, Lucien!

      —Je vous rends justice, je vous dois ce que je dis!

      —Êtes-vous bon juge, êtes-vous désintéressé? plaisante-t-elle, voilant le mieux possible un ravissement profond d'être adulée aussi gentiment.

      —Je ne suis pas votre juge, mais bien votre esclave! Oui, vous le savez, je suis votre esclave, votre chose, votre…

      —Je suis confuse!…

      —Oui, rougissez, ma douce Yvonne, rougissez, vous êtes si gentille quand vous devenez rouge comme… comme un rayon du couchant!

      Tout le visage de Lucien enfle de vanité repue à ce mot spirituel dont il vient de faire l'aumône à son amie. N'est-ce pas une trouvaille subtile, un compliment inédit? Ces choses lui sont coutumières, d'ailleurs, spontanées, merveilleusement faciles, et son imagination se prélasse en une atmosphère de charme et de finesse. Il se rappelle beaucoup d'autres saillies heureuses, inconnues avant lui, qu'il est seul à prodiguer au milieu de la banalité québécoise. Il lui arrive même d'oublier Lavedan, son cher, son incomparable Lavedan, qu'il boit et dévore en même temps; il oublie de lui rendre grâces d'avoir aiguisé sa verve par l'éblouissante inspiration de ses dialogues ou de ses chroniques.

      Après une flatterie d'aussi rare envolée, Lucien Desloges se recueille. C'est légitime. Les yeux mouillés d'extase, il prolonge en lui-même la saveur pénétrante de ce qu'il a dit. Une volupté lui en monte au cerveau. Comme il est intelligent, comme il a l'âme nuancée, multiple, insondable! Il répand sur Yvonne un sourire oblique et plein de largesses. Qu'elle doit être heureuse d'avoir mérité les faveurs et les exubérances d'un tel causeur, d'un esprit si fertile!

      Il ne se trompe guère. Elle est réellement émue, s'abandonne à l'habile magnétisme qu'il diffuse. Qu'il soit magnifique, nul n'en doute. On ne s'habille pas mieux à Québec. C'est bien la plus récente coupe d'habit que le génie des tailleurs ait mise au jour—il y a trois semaines, parait-il—, ce gilet svelte sous lequel un corps dodu palpite.

      Le tissu gris pommelé se marie d'une façon exquise, au visage vermeil encore tout chaud d'un massage frénétique. Au milieu des cheveux lustrés par l'huile et, polis comme des blocs sculptés d'ébène, une raie court, avec une rectitude séduisante. Le front est un peu mesquin, mais si rose, de ligues si douces! Une actrice convoiterait, les sourcils d'un velours sombre et rare. Quand Lucien Desloges fait le relevé de ses charmes au miroir, il a le coeur bien triste d'offrir à tous un nez aussi peu classique. Ce nez s'épate volontiers à la base, s'alourdit à la pointe extrême, et; ce n'est, pas joli, pas du tout gracieux. Il pardonne plus gaîment à sa mâchoire d'avoir trop de charpente. Mais l'amertume fond, dès qu'il médite sur la fascination de la bouche et des yeux. Ceux-ci, quelque chose de subtilement profond, d'insaisissable, tour à tour agonisants et frissonnants d'éclairs, ne peuvent que semer le vertige en l'âme des femmes qui s'y égarent. Pas une d'elles, d'ailleurs, n'a des lèvres plus ténues, plus soyeuses, mieux ondulées pour la caresse, que les siennes. Le revue de ses forces de conquérant se termine par le défilé des sourires et des profils. Tourné vers la droite, le faciès enchante; vers la gauche, il est plus irrésistible encore. Mais les profils sont le plus souvent incompris: les sourires, voilà, ils sont plus accessibles, palpables, tout le monde leur rend hommage. Aussi, a-t-il un faible pour ceux-ci, a-t-il plus confiance en eus pour entraîner l'admiration hésitante. Au miroir donc, il essaye la portée de ses sourires. Gradués avec un art très fin, depuis le sourire humide et voilé jusqu'au sourire large et gazouillant, ils enveloppent, ils enlacent, ils étreignent, ils font défaillir.

      Ainsi, rien de plus mystérieusement charmeur que le sourire félin dont il caresse Yvonne, en ce moment. Il lui tend son profil de gauche à la contemplation. Une fossette ombrée serpente quelque part dans la joue. Les lèvres remuent de frémissements. Quelle scintillante cravate! Elle est irréprochable, moulée comme un rêve de souplesse et de légèreté: les couleurs ne s'harmonisent pas tout-à-fait bien, mais l'éclat en est si foudroyant! Moins toutefois que les feux de ce diamant beaucoup moins riche qu'il n'en a l'air! Qui jamais saura combien il a fallu de remaniements pour donner au mouchoir, voltigeant près du coeur, cette allure de grâce ailée? On dirait qu'il s'envole. Plus que cela, le beau Lucien tout entier plane, vaporeux, nimbé d'aisance lumineuse. Les pantalons, dont les plis sont rigides, bouffent et le soulèvent, les chaussettes pâles sont une vision de nuages teintés d'aurore, les souliers bouclés semblent ne pas toucher In terre, c'est un jeune dieu moderne, un Apollon de la mode.

      Yvonne, attirée par les dons éclatants de Lucien, ne pénètre pas ce qu'il y a d'irrémédiablement fade et vide au fond de son âme. Il est si bien aguerri aux joutes de la conversation mondaine, si façonné à l'art de paraître, il possède un tel flair de se fournir la culture propre à ses ambitions superficielles, qu'il en impose


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