Argent et Noblesse. Hendrik Conscience

Argent et Noblesse - Hendrik Conscience


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ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras.

       Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison.

       Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque:

      —Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux retourner à l'Aigle d'or… Eh, l'hôte, vite du Champagne… dix bouteilles… c'est ça, versez… encore, encore…

      —C'est un des jeunes messieurs de l'Aigle d'or, murmura Jean Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès et de…

      —Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre garçon est si malade.

      —Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons qu'à remplir notre devoir.

      Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un être inanimé.

      —Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel, voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme!

      Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante.

      Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts de boue.

      Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune homme.

      —Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à la joue.

      A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec un rire abruti:

      —Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en ai assez pour ce soir… Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle… Qui êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais dormir.

      Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses yeux.

      Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses paroles au sérieux.

      La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant:

      —Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le dans le village, à l'Aigle d'or.

      —C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans l'obscurité.

      —Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et grand-père ne peut cependant pas le porter.

      —Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir dangereusement malade.

      —Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de tête. Laissez-le reposer.

      —Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, conduisons-le à l'Aigle d'or. Là on est habitué à donner à loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu de peine nous finirons par y arriver.

      —Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'Aigle d'or il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner cette confusion.

      —C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire alors?

      —Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout son saoul.

      —Mais vous alors, grand-père?

      —Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.

      —Ça ne se peut pas, exposer votre santé!

      —Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?

      —Moi? Oh! non, j'ai peur.

      —Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à porter cet endormi sur mon lit.

      La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle était retenue par une terreur secrète.

      Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:

      —Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans. C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur cœur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la vie amère.

      Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui dit en baissant la voix:

      —Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, devinez qui il est?

      —Le connais-tu donc, Lina?

      —Oui, je le connais, ma mère.—C'est Herman Steenvliet.

      —Herman Steenvliet?

      —Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.

      —Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire d'incrédulité.

      —Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.

      —Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles Steenvliet.

      —Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te trompes certainement.

      —Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire reconnaître.

      —Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près avec la lumière.

      Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée


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