L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau


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des avantages qu'elle lui faisait, pas un mot.

      A sa façon de s'exprimer seulement, Mme Favoral jugea qu'il devait être bien traité, et il la confirma dans cette opinion en lui accordant, de son propre mouvement, quelques francs de plus pour la dépense journalière de la maison.

      —Il faut, déclara-t-il, en cette occasion mémorable, savoir, quoi qu'il en coûte, faire honneur à sa position sociale.

      Pour la première fois de sa vie, il semblait préoccupé du qu'en dira-t-on, et soucieux de l'opinion qu'on aurait de lui, dans un quartier où l'opinion est d'autant plus influente que tout le monde s'y connaît. Il recommanda à sa femme de veiller soigneusement à sa mise et à celle des enfants, et reprit une servante. Il voulut se créer des relations et inaugura ses dîners du samedi, où vinrent assidûment M. et Mme Desclavettes d'abord, M. Chapelain l'avoué, le papa Desormeaux et quelques autres.

      Pour lui, il adopta peu à peu les habitudes dont il ne devait plus se départir, et dont la régularité chronométrique lui valut le surnom dont il était fier, de Bureau-Exactitude.

      Quant au reste, jamais homme, à un pareil degré, ne se désintéressa de sa femme et de ses enfants.

      Sa maison n'était pour lui qu'une hôtellerie où il venait prendre son repas du soir et dormir. Jamais il ne songea à demander à sa femme l'emploi de ses journées, ni à quoi elle s'occupait en son absence.

      Pourvu qu'elle ne lui réclamât pas d'argent, et qu'elle fût là quand il rentrait, il était content.

      Bien des femmes, à l'âge de Mme Favoral, auraient étrangement usé de cette indifférence injurieuse, et de cette absolue liberté.

      Si elle en profita, ce fut uniquement pour obéir à une de ces inspirations qui ne peuvent naître qu'au coeur d'une mère.

      L'augmentation du budget du ménage était relativement considérable, mais si exactement calculée, qu'elle n'en était pas maîtresse d'un centime de plus. C'est avec un véritable désespoir qu'elle songeait que ses enfants auraient à endurer les humiliantes privations qui avaient désolé son existence. Ils étaient trop jeunes encore pour souffrir de la parcimonie paternelle, mais ils grandiraient, leurs désirs s'éveilleraient et elle serait dans l'impossibilité de leur accorder les plus innocentes satisfactions.

      A force de tourner et de retourner dans son esprit cette idée désolante, elle se souvint d'une amie de sa mère, qui avait rue Saint-Denis un important établissement de lainage et de mercerie. Là était peut-être la solution du problème. Elle se rendit chez cette digne femme, et sans même avoir besoin de lui confesser toute la vérité, elle en obtint divers petits travaux, mal rétribués, comme de juste, mais qui, moyennant une sévère application, pouvaient rapporter de huit à douze francs par semaine.

      Dès lors, elle ne perdit plus une minute, se cachant de son travail comme d'une mauvaise action.

      Elle connaissait assez son mari pour être certaine qu'il s'indignerait, et il lui semblait l'entendre s'écrier qu'il dépensait cependant assez pour que sa femme n'en fût pas réduite au métier d'ouvrière.

      Mais aussi, quelle joie, le jour où elle cacha tout au fond d'un tiroir la première pièce de vingt francs gagnée par elle, une belle pièce d'or qui lui appartenait sans conteste, qu'on ne lui connaissait pas, et qu'elle pouvait dépenser à sa guise sans avoir à en rendre compte.

      Et avec quel orgueil, de semaine en semaine, elle vit son petit trésor grossir, malgré les emprunts qu'elle lui faisait, tantôt pour donner à Maxence un jouet dont il avait envie, tantôt pour ajouter un ruban à la toilette de Gilberte.

      Ce fut le temps le plus heureux de sa vie, une halte le long de cette voie douloureuse où elle se traînait depuis tant d'années. Les heures, entre ses deux enfants, s'envolaient légères et rapides comme des secondes. Si toutes les espérances de la jeune fille et de la femme avaient été flétries avant d'éclore, les joies de la mère, du moins, ne lui manqueraient pas.

      C'est que si le présent suffisait à ses modestes ambitions, l'avenir avait cessé de l'inquiéter.

      Jamais il n'avait été question entre elle et son mari de leurs hôtes d'une soirée, jamais il ne lui parlait du Comptoir de crédit mutuel, mais il n'avait pas été sans laisser échapper de ci et de là quelques exclamations qu'elle enregistrait précieusement, et qui trahissaient des affaires prospères.

      —Ce Thaller est un rude mâtin! s'écriait-il, et qui a une chance infernale!

      Et d'autres fois:

      —Encore deux ou trois opérations comme celle que nous venons de réussir, et nous pourrons fermer boutique!...

      Que conclure de là, sinon qu'il marchait à grands pas vers cette fortune, objet de toutes ses convoitises.

      Déjà, dans le quartier, il avait cette réputation qui est le commencement de la richesse, d'être très-riche. On l'admirait de tenir sa maison avec une économie sévère, car on estime toujours un homme qui a de l'argent de ne le point dépenser.

      —Ce n'est pas lui, bien sûr, qui mangera ce qu'il a, répétaient les voisins.

      Les gens qu'il recevait le samedi le croyaient plus qu'à l'aise. Quand M. Desclavettes et M. Chapelain s'étaient bien plaints, l'un de sa boutique et l'autre de son étude, ils ne manquaient pas d'ajouter:

      —Vous riez de nos plaintes, vous qui êtes lancé dans les grandes affaires où l'on gagne ce qu'on veut.

      Ils semblaient d'ailleurs tenir en haute estime ses capacités financières. Ils le consultaient et suivaient ses conseils.

      M. Desormeaux disait:

      —Oh! il s'y entend.

      Et Mme Favoral se plaisait à se persuader que, sous ce rapport au moins, son mari était un homme remarquable. Elle attribuait à des préoccupations supérieures son mutisme et ses distractions. De même qu'il lui avait appris à l'improviste qu'il avait de quoi vivre, elle pensait qu'un beau matin il lui annoncerait qu'il était millionnaire.

       Table des matières

      Mais le répit accordé par la destinée à Mme Favoral touchait à son terme, les épreuves allaient revenir, plus poignantes que jamais, occasionnées par ses enfants, tout son bonheur jusqu'alors, et sa seule consolation.

      Maxence allait avoir douze ans. C'était un brave petit garçon, d'une intelligence éveillée, travaillant à ses heures, mais d'une inconcevable étourderie et d'une turbulence que rien ne pouvait dompter.

      A l'institution Massin, où on l'avait placé, il faisait blanchir les cheveux de ses maîtres d'études, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne se signalât par quelque méfait nouveau.

      Un père comme tous les autres se fût médiocrement inquiété des fredaines d'un écolier, qui était en définitive des premiers de sa classe et dont les professeurs eux-mêmes, tout en se plaignant, disaient:

      —Bast! qu'importe, puisque le coeur est bon et l'esprit sain.

      Mais M. Favoral prenait tout au tragique. Si Maxence était mis en retenue et accablé de pensums, il se prétendait atteint dans sa considération et déclarait que son fils le déshonorait.

      S'il tombait à la maison un bulletin portant cette mention: «conduite exécrable», il entrait dans des fureurs où il semblait ne plus posséder son libre arbitre.

      —A votre âge, disait-il au gamin épouvanté, je travaillais dans une fabrique et je gagnais ma vie. Pensez-vous que je ne me lasserai pas de me saigner aux quatre veines pour vous procurer le bienfait de l'éducation qui m'a manqué? Prenez garde! Le Havre n'est pas loin, et on y a toujours besoin de mousses.


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