L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau


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mécaniques sont nécessaires, pour graver profondément les réprimandes dans la cervelle des jeunes gens, et, pour ce, empoignant sa canne, il rouait Maxence de coups, s'acharnant d'autant plus que le gamin, dévoré d'amour-propre, se fût laissé hacher plutôt que de pousser un cri ou de verser un pleur.

      La première fois que Mme Favoral vit frapper son fils, elle fut saisie d'une de ces colères farouches qui ne raisonnent ni ne pardonnent plus. Être battue lui eût paru moins atroce, moins humiliant. Jusqu'à ce jour, il lui avait été impossible d'aimer un mari tel que le sien. De ce moment elle le prit en aversion, il lui fit horreur. Son fils lui parut un martyr, pour lequel jamais elle ne saurait faire assez.

      Aussi, fallait-il voir de quelles étreintes passionnées elle le serrait sur son coeur après ces scènes désolantes, de quels baisers elle couvrait la trace des coups et par quelles tendresses délirantes elle s'efforçait de lui faire oublier les brutalités paternelles. Avec lui, elle sanglotait. Comme lui, elle s'écriait, en menaçant le vide de ses poings crispés: «Lâche! tyran! bourreau!...» La petite Gilberte mêlait ses larmes aux leurs. Et pressés l'un contre l'autre, ils déploraient leur destinée, maudissant l'ennemi commun, le chef de la famille.

      C'est ainsi que s'écoula la jeunesse de Maxence, entre des exagérations également funestes, entre les brutalités révoltantes de son père et les gâteries dangereuses de sa mère, privé de tout par l'un et par l'autre comblé.

      Car Mme Favoral avait trouvé l'emploi de ses humbles économies.

      Si jamais l'idée n'était venue au caissier du Comptoir de crédit mutuel, de mettre quelques sous dans la poche de Maxence, la trop faible mère lui eût créé des besoins d'argent pour avoir cette joie de les satisfaire.

      Elle, qui avait dévoré tant d'humiliations en sa vie, elle n'eût pu supporter de savoir son fils souffrant en son amour-propre, et réduit à reculer devant ces menues dépenses qui sont la vanité des écoliers.

      —Tiens, prends, lui disait-elle, les jours de promenade, en lui glissant dans la main quelques pièces de vingt sous.

      Malheureusement, elle joignait à son cadeau la recommandation de n'en rien laisser deviner au père ne comprenant pas qu'elle dressait ainsi Maxence à la dissimulation, faussant sa droiture naturelle et pervertissant ses instincts.

      Non, elle donnait. Et pour réparer les brèches faites à son trésor, elle travaillait jusqu'à se gâter la vue, avec une si âpre ardeur, que la digne marchande de la rue Saint-Denis lui demandait si elle n'employait pas des ouvrières. Elle ne se faisait aider que par Gilberte, qui dès l'âge de huit ans savait déjà se rendre utile.

      Et ce n'est pas tout. Pour ce fils, en prévision de dépenses croissantes, elle descendait à des expédients qui, jadis, pour elle-même, lui eussent paru indignes et déshonorants. Elle vola le ménage, faisant danser l'anse de son propre panier. Elle en vint à se confier à sa domestique et à faire de cette fille la complice de ses manoeuvres. Elle s'ingéniait à servir à M. Favoral des dîners où l'excellence de la sauce l'empêchait de remarquer l'absence du poisson. Et le dimanche, quand elle rendait ses comptes hebdomadaires, c'est sans rougir qu'elle augmentait de quelques centimes le prix de chaque objet, s'applaudissant quand elle avait ainsi grappillé une douzaine de francs, et trouvant, pour se justifier à ses yeux, de ces sophismes qui jamais ne font défaut à la passion.

      Au début, Maxence était trop jeune pour se préoccuper des sources où sa mère puisait l'argent qu'elle prodiguait à ses fantaisies d'écolier.

      Elle lui recommandait de se cacher de son père, il se cachait et trouvait cela tout naturel.

      Le discernement lui devait venir avec l'âge.

      Le moment arriva où il ouvrit les yeux sur le régime auquel était soumise la maison paternelle. Il y vit cette économie inquiète qui semble dénoncer la gêne, et les âpres discussions que soulevait l'emploi inconsidéré d'une pièce de vingt francs. Il vit sa mère réaliser des miracles d'industrie pour dissimuler la pauvreté de sa toilette et recourir à la plus savante diplomatie quand elle souhaitait acheter une robe neuve à Gilberte.

      Et lui, malgré tout, se trouvait avoir à sa disposition autant d'argent que ceux d'entre ses camarades; dont les parents passaient pour être les plus opulents et les plus généreux.

      Inquiet, il interrogea.

      —Eh! que t'importe! lui répondit sa mère, toute rougissante et toute embarrassée, voilà-t-il pas un grave sujet de préoccupation!

      Et comme il insistait:

      —Va, nous sommes riches, lui dit-elle.

      Mais il ne pouvait la croire, accoutumé qu'il était à toujours entendre crier misère, et comme il fixait sur elle de grands yeux surpris:

      —Oui, reprit-elle, avec une imprudence qui, fatalement, devait porter ses fruits, nous sommes riches, et si nous vivons comme tu le vois, c'est que cela convient à ton père, qui veut amasser une fortune plus grande encore.

      Ce n'était pas une réponse, et cependant Maxence n'en demanda pas plus. Mais il s'informa de droite et de gauche, avec cette adresse patiente des jeunes gens armés d'une idée fixe.

      Déjà, à cette époque, M. Vincent Favoral avait dans le quartier, et même parmi ses amis, la réputation d'être pour le moins millionnaire. Le Comptoir de crédit mutuel avait pris des développements considérables; il avait dû, pensait-on, en profiter largement, et les bénéfices avaient dû grossir vite entre les mains d'un homme aussi habile que lui et dont la sévère économie était célèbre.

      Voilà ce qu'on dit à Maxence, mais non sans lui donner ironiquement à entendre qu'il aurait tort de compter sur la fortune paternelle pour mener joyeuse vie.

      M. Desormeaux lui-même, qu'il avait interrogé assez adroitement, lui dit en lui frappant amicalement sur l'épaule:

      —S'il vous faut jamais de la monnaie pour vos fredaines de jeune homme, tâchez d'en gagner, car ce n'est sacrebleu pas papa qui vous en fournira.

      De telles réponses compliquaient, au lieu de l'expliquer, le problème qui troublait Maxence.

      Il observa, il épia, et enfin il en arriva à acquérir la certitude que l'argent qu'il dépensait était le produit du travail de sa mère et de sa soeur...

      —Ah! pourquoi ne l'avoir pas dit!... s'écria-t-il en se jetant au cou de sa mère, pourquoi m'avoir exposé aux regrets amers que j'éprouve en ce moment!...

      Par ce seul mot, la pauvre femme se trouva largement payée. Elle admira la noblesse des sentiments de son fils et la bonté de son coeur.

      —Ne comprends-tu donc pas, lui dit-elle, en versant des larmes de joie, ne vois-tu pas bien que c'est un bonheur, pour une mère, le travail qui peut servir au plaisir de son fils!...

      Mais il était consterné de sa découverte.

      —N'importe! dit-il. Je jure bien qu'on ne me verra plus jeter au vent, comme autrefois, l'argent que tu me donnes...

      Pendant plusieurs semaines, en effet, il fut fidèle à cet engagement qu'il venait de prendre. Mais à dix-sept ans, les résolutions ne sont pas bien solides. L'impression qu'il avait ressentie s'effaça. Il s'ennuya des petites privations qu'il s'imposait.

      Il en vint à prendre au pied de la lettre ce que lui avait dit sa mère et à se prouver que se priver d'un plaisir c'était l'en priver elle-même. Il demanda dix francs un jour, puis dix francs encore, il reprit ses habitudes...

      Il touchait alors à la fin de ses études.

      —Voilà le moment venu, disait M. Favoral, de choisir une carrière et de se suffire à soi-même.

       Table des matières


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