L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau


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aux siens la pâtée et la niche, et qu'un père est mal venu à se plaindre qui n'a pas su se faire l'ami et le conseiller de son fils.

      Enfin, après les plus violentes récriminations, il pardonna—en apparence du moins.

      Mais les écailles lui étaient tombées des yeux. Il courut aux informations et découvrit des choses énormes.

      Il sut par Me Chapelain, adroitement questionné, que Maxence restait des semaines entières sans paraître à l'étude. Si l'avoué ne s'était pas plaint jusqu'alors, c'est qu'il avait eu la bouche fermée par les supplications de Mme Favoral, et il n'était pas fâché, ajoutait-il, d'un aveu qui soulageait sa conscience.

      Ainsi, le caissier surprit une à une toutes les fredaines de son fils. Il apprit qu'il était presque inconnu à l'École de Droit, qu'il passait ses journées dans les cafés, et que le soir, pendant qu'il le croyait endormi, il s'échappait pour courir les théâtres et les bals.

      —Ah! c'est ainsi, se disait-il, ah! ma femme et mes enfants sont ligués contre moi, le maître!... Eh bien! nous verrons!

       Table des matières

      De cet instant, la guerre fut déclarée.

      De ce jour, commença rue Saint-Gilles un de ces drames bourgeois qui attendent encore leur Molière, drames d'une vulgarité désespérante et d'un affadissant réalisme, poignants néanmoins, car il s'y dépense une énergie farouche, des larmes et du sang.

      M. Favoral se croyait bien sûr de l'emporter. N'avait-il pas la clef de la caisse! Car, tenir la clef de la caisse, c'est tenir la victoire à une époque où tout finit par de l'argent.

      Cependant, d'irritantes inquiétudes le travaillaient.

      Lui, qui venait d'éventer tant de choses qu'il ne soupçonnait même pas la veille, il ne pouvait découvrir où son fils puisait l'argent qu'il laissait glisser comme de l'eau entre ses mains prodigues.

      Il s'était assuré que Maxence n'avait pas de dettes, pourtant ce ne pouvait pas être avec les vingt francs mensuels de Me Chapelain qu'il alimentait ses fredaines.

      Mme Favoral et Mlle Gilberte, soumises séparément à un savant interrogatoire, avaient su garder le secret de leur labeur mercenaire. La servante, habilement questionnée, n'avait rien dit qui pût mettre sur la trace de la vérité.

      Il y avait donc là un mystère. Et la constante préoccupation de M. Favoral se lisait dans le froncement de ses sourcils, pendant ses rares apparitions au logis, c'est-à-dire pendant le dîner.

      A la seule façon dont il dégustait sa soupe, il était aisé de voir qu'il se demandait si c'était bien de vraie soupe et si on ne lui en faisait pas accroire. A l'expression de ses yeux, on devinait cette question incessamment posée dans son esprit:

      —On me vole, évidemment; mais comment s'y prend-on pour me voler?

      Et il devenait défiant, tâtillon et méticuleux comme jamais il ne l'avait été. C'est avec les plus injurieuses précautions qu'il repassait chaque dimanche les comptes de sa femme. Il voulut avoir chez l'épicier un livre dont il soldait lui-même le total tous les mois; il se faisait représenter les bulletins de la boucherie. Il s'informait du prix de la pomme qu'il pelait en longs rubans sur son assiette, et il ne manquait pas d'entrer chez la fruitière s'assurer qu'on ne l'avait pas trompé.

      Tant d'efforts n'aboutissaient à rien.

      Et cependant, il avait pu constater que Maxence avait toujours en poche deux ou trois pièces de cinq francs.

      —Où les voles-tu? lui demanda-t-il un jour.

      —Je les économise sur mes appointements, répondit hardiment le jeune homme.

      Exaspéré, M. Favoral eût voulu intéresser à ses investigations l'univers entier. Et un samedi qu'il causait avec ses amis, M. Chapelain, le bonhomme Desclavettes et papa Desormeaux, montrant sa femme et sa fille:

      —Ces sacrées femmes me pillent, au profit de mon fils, dit-il, et si adroitement que je n'y vois que du feu! Elles s'entendent avec les fournisseurs, qui ne sont que des filous patentés, et il ne se mange rien ici qu'on ne m'ait fait payer le double de sa valeur.

      M. Chapelain dissimula mal une grimace, pendant que M. Desclavettes admirait sincèrement un homme qui avait du moins le courage de sa ladrerie.

      Mais M. Desormeaux ne mâchait jamais son opinion:

      —Savez-vous, ami Vincent, dit-il, qu'il faut un fier estomac pour accepter à dîner dans une maison dont le maître passe son temps à supputer ce que coûte chaque bouchée que mâchent les convives!

      M. Favoral rougit.

      —Ce n'est pas la dépense que je déplore, répondit-il, mais la duplicité. Je suis assez riche, Dieu merci! pour n'être pas réduit à liarder. C'est avec bien du plaisir que je donnerais à ma femme le double de ce qu'elle me prend, si elle me le demandait franchement.

      Mais c'était une leçon.

      Il dissimula, désormais, et ne parut plus occupé qu'à soumettre son fils à un régime de son invention et dont la rigueur excessive eût jeté hors de ses gonds le garçon le plus froid.

      Il exigea de lui des attestations quotidiennes de son assiduité tant à l'École de Droit qu'à l'étude. Il lui traça l'itinéraire de ses courses et lui en mesura la durée à quelques minutes près. Aussitôt après le dîner, il le renfermait à double tour dans sa chambre et ne manquait jamais, en rentrant à dix heures, de s'assurer de sa présence.

      C'étaient les meilleures mesures qu'il pût prendre pour exalter encore l'aveugle tendresse de Mme Favoral.

      En apprenant que Maxence avait une maîtresse, elle avait été rudement atteinte en ses sentiments les plus chers. Ce n'est jamais sans une secrète jalousie qu'une mère découvre qu'une femme lui a ravi le coeur de son fils. Elle n'avait pas été sans lui garder une certaine rancune de désordres que dans sa candeur elle n'avait pas soupçonnés.

      Elle lui pardonna tout, quand elle vit de quel traitement il était l'objet.

      Elle lui donna raison, le jugeant victime de la plus injuste des persécutions. Le soir, après le départ de son mari, elle allait avec Gilberte s'établir dans le couloir qui précédait la chambre de Maxence, et elles causaient avec lui à travers la porte. Jamais elles n'avaient tant travaillé pour la mercière de la rue Saint-Denis. Elles se faisaient des semaines de vingt-cinq et trente francs.

      Mais la patience de Maxence était à bout, et, un matin, il déclara résolument qu'il ne voulait plus suivre les cours, qu'il s'était trompé sur sa vocation, et qu'il n'était pas de puissance humaine capable de le forcer à retourner chez M. Chapelain.

      —Et où irez-vous? s'écria son père. Me croyez-vous d'humeur à fournir éternellement à vos besoins...

      Il répondit que c'était précisément pour se suffire et conquérir son indépendance qu'il était résolu à quitter une position qui, après deux ans, lui rapportait vingt francs par mois.

      —Il me faut un métier où on s'enrichisse, poursuivit-il. Je veux entrer dans une maison de banque ou dans quelque grande administration financière.

      C'est avec transport que Mme Favoral adopta cette idée.

      —Pourquoi, en effet, dit-elle à son mari, pourquoi ne placerais-tu pas notre fils au Comptoir de crédit mutuel? Là, il serait sous tes yeux. Intelligent comme il est, poussé par toi et par M. de Thaller, il arriverait vite à de bons appointements.

      M. Favoral fronçait les sourcils.

      —C'est ce que je ne ferai jamais, prononça-t-il.


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