L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau


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exhalait comme un parfum exquis de noblesse et de distinction.

      Heureuse, elle eût été belle encore, de cette beauté automnale dont la maturité a les splendeurs des fruits savoureux de l'arrière-saison.

      Mais elle avait tant souffert!... A la morne pâleur de son teint, au pli rigide de ses lèvres, aux tressaillements nerveux qui la secouaient, on devinait toute une existence d'amères déceptions, de luttes dévorantes et d'humiliations fièrement dissimulées.

      Tout semblait pourtant lui sourire, au début de la vie.

      Elle était fille unique, et ses parents, de riches marchands de soieries, l'avaient élevée comme une fille d'archiduchesse destinée à quelque prince souverain.

      Mais à quinze ans, elle avait perdu sa mère, et son père n'avait pas tardé à se dégoûter de son foyer désert et à chercher au dehors une diversion à ses regrets.

      Son père était un esprit faible, un de ces hommes d'avance désignés pour les rôles de dupes éternelles. Ayant de l'argent, il eut beaucoup d'amis. Ayant tâté des plaisirs faciles, il y prit goût. Il s'amusa, il soupa, il joua. Ses affaires devenaient le moindre de ses soucis.

      Et, dix-huit mois après la mort de sa femme, il avait déjà dévoré une partie de sa fortune, quand il tomba entre les mains d'une intrigante, que, sans respect pour sa fille, il installa audacieusement dans sa maison.

      En province, où tout le monde se connaît, de telles infamies sont presque impossibles. Elles ne sont pas très-rares à Paris, où on est comme perdu dans la foule, et où manque le frein de l'opinion du voisin.

      Deux années durant, la pauvre jeune fille, condamnée à subir cette marâtre illégitime, endura un supplice sans nom.

      Elle venait d'atteindre ses dix-huit ans, quand un soir son père la prit à part.

      —Je suis résolu à me remarier, lui dit-il, mais je veux, avant, te pourvoir d'un mari. T'en ayant cherché un, je l'ai trouvé. Dame! il n'est peut-être pas très-brillant; mais c'est, à ce qu'il paraît, un brave garçon, travailleur, économe et qui fera son chemin. J'avais rêvé mieux pour toi, mais les temps sont rudes, le commerce va mal; bref, n'ayant à te donner que vingt mille francs de dot, je n'ai pas le droit d'être très-difficile... Demain, je t'amènerai mon candidat.

      Et le lendemain, en effet, cet excellent père présentait à sa fille M. Vincent Favoral.

      Il ne lui plut pas, mais elle n'eût pas osé dire qu'il lui déplaisait.

      C'était, à vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, un de ces hommes tellement effacés, qu'on ne découvre en eux aucun relief où accrocher une sympathie ou une aversion.

      Vêtu convenablement, il semblait timide et gauche: doux, réservé, médiocrement intelligent et fort défiant de soi. Il avouait n'avoir reçu qu'une éducation des plus imparfaites et se déclarait très-ignorant de la vie. Comme fortune, il ne possédait guère que sa profession. Il était alors chef de la comptabilité d'une importante fabrique du faubourg Saint-Antoine, aux appointements de quatre mille francs par an.

      La jeune fille n'hésita pas.

      Tout lui paraissait préférable à l'incessant contact d'une femme qu'elle abhorrait et qu'elle méprisait.

      Elle donna son consentement. Et vingt jours après la première entrevue, elle était Mme Favoral...

      Hélas! six semaines ne s'étaient pas écoulées, que déjà elle savait sa destinée et qu'elle n'avait fait que changer d'enfer.

      Non que son mari fût mauvais pour elle,—il n'osait pas encore; mais il s'était assez découvert pour qu'elle pût le juger. C'était un de ces redoutables égoïstes qui stérilisent tout autour d'eux, comme ces noyers à l'ombre desquels rien ne saurait venir. Sa froideur dissimulait un entêtement stupide, sa douceur une volonté de fer.

      S'il s'était marié, c'est qu'il avait pensé qu'une femme est un rouage nécessaire, c'est qu'il souhaitait un intérieur pour y commander, c'est que surtout il avait été séduit par une dot de vingt mille francs.

      Car cet homme avait une passion: l'argent. Sous son masque immobile s'agitaient d'âpres convoitises. Il voulait être riche.

      Or, comme il ne se faisait aucune illusion sur sa valeur, comme il se savait incapable de ces conceptions ou de ces travaux qui enrichissent vite, comme il n'était aucunement entreprenant, il ne concevait qu'un moyen d'arriver à la fortune: économiser, se priver, liarder, entasser sou sur sou.

      Sa profession de comptable lui fournissait quantité d'exemples de la puissance financière du sou quotidiennement placé de façon à produire son maximum de rendement.

      Si son oeil bleu s'animait, c'était lorsqu'il calculait ce que serait à l'heure actuelle le capital produit par un simple sou qu'on eût placé à cinq pour cent, l'année de la naissance du Christ.

      Pour lui, c'était sublime. Il ne concevait rien au delà. Un sou!... Il eût voulu, disait-il, vivre dix-huit cents ans, pour suivre les évolutions de ce sou, pour le voir se doubler et se centupler, produire, s'enfler, grossir, et devenir, après des siècles, millions et centaines de millions...

      En dépit de tout, il avait, dans les premiers mois de son mariage, accordé à sa jeune femme une petite servante. Il lui donnait de temps à autre une pièce de cinq francs et la menait à la campagne le dimanche.

      C'était la lune de miel, et ainsi qu'il le déclara lui-même, cette vie de prodigalités ne pouvait pas durer.

      Sous un futile prétexte, la petite bonne fut renvoyée. Il serra les cordons de sa bourse. Les sorties furent supprimées.

      A l'économie succéda l'âpre lésine qui compte les grains de sel du pot-au-feu, qui pèse le savon du blanchissage, qui mesure la chandelle de la veillée.

      Insensiblement le comptable prit le pli de traiter sa jeune femme comme une servante dont on suspecte la probité et comme un enfant dont on craint l'étourderie. Chaque matin, il lui remettait l'argent de la journée, et chaque soir il s'étonnait qu'elle n'en eût pas mieux tiré parti. Il l'accusait de se laisser bêtement voler, ou même de s'entendre avec les fournisseurs. Il lui reprochait d'être follement dépensière, ce qui ne le surprenait pas, ajoutait-il, de la fille d'un homme qui avait dissipé une grosse fortune.

      C'est que, pour comble, Vincent Favoral était au plus mal avec son beau-père. Des vingt mille francs de la dot, douze mille seulement lui avaient été versés, et c'est inutilement qu'il réclamait le reste. Les affaires du marchand de soieries étaient devenues détestables, il allait être forcé de déposer son bilan; les huit mille francs semblaient sérieusement compromis.

      A sa femme seule il s'en prenait de cette déception. Il ne cessait de lui dire qu'elle s'était entendue avec son père pour le duper, le dépouiller, le ruiner.

      Quelle existence!... Certes, si la malheureuse eût su où se réfugier, elle eût fui cet intérieur où chacun de ses jours n'était qu'un long supplice. Mais où aller? A qui demander un asile?...

      Elle eut de terribles tentations, à cette époque où elle n'avait pas vingt ans, et où on l'appelait la belle Mme Favoral.

      Peut-être eût-elle succombé, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Un an, jour pour jour, après son mariage, elle accoucha d'un fils qui reçut le nom de Maxence.

      L'arrivée de ce fils n'avait que médiocrement réjoui le comptable. C'était, avant tout, un sujet de dépenses. Il lui avait fallu donner une trentaine de francs à une sage-femme et débourser près du double pour la layette. Puis un enfant désorganise toutes les habitudes, et il tenait aux siennes, affirmait-il, plus qu'à la vie. Il voyait son ménage troublé, l'heure de ses repas dérangée, son importance diminuée, son autorité même méconnue.

      Mais qu'importait à sa jeune femme la mauvaise humeur qu'il ne prenait pas la peine de dissimuler? Mère, elle défiait son tyran.


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