L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau


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de son fils?

      Avec l'admirable instinct des égoïstes, M. Favoral comprit si bien ce qui se passait dans l'esprit de sa femme, qu'il n'osa pas trop se plaindre de ce que coûtait le petit garçon. Il prit son parti en brave. Et même, lorsque, quatre ans plus tard, une fille, Gilberte, lui naquit, au lieu de gémir:

      —Bast! dit-il, le bon Dieu bénit les grandes familles.

       Table des matières

      Mais à cette époque, déjà, la situation de Vincent Favoral s'était singulièrement modifiée.

      La révolution de 1848 venait d'éclater. La fabrique du faubourg Saint-Antoine, ou il était employé, fut obligée de fermer ses portes.

      Un soir, en rentrant pour dîner à l'heure accoutumée, il annonça qu'il venait d'être congédié.

      Mme Favoral frémit à l'idée des déboires que cette funeste nouvelle semblait lui présager.

      —Qu'allons-nous devenir? murmura-t-elle, imaginant ce que pourrait être son mari, privé de ses appointements et désoeuvré.

      Il haussa les épaules. Visiblement il était excité, ses pommettes étaient rouges, ses yeux brillaient.

      —Bast! fit-il, nous ne mourrons pas de faim pour cela.

      Et comme sa femme l'examinait toute ébahie.

      —Quand tu me regarderas, poursuivit-il, c'est comme cela. Il y en a qui se donnent le genre de vivre en rentiers, et qui n'ont pas ce que nous possédons.

      C'était, depuis six ans passés qu'il était marié, la première fois qu'il parlait de ses affaires autrement que pour gémir et se plaindre, pour accuser le sort et maudire la cherté de toutes choses. La veille encore, il se déclarait ruiné par l'achat d'une paire de souliers pour Maxence. Et le changement était si soudain et si grand que c'était à ne savoir que croire et à se demander si le chagrin de se trouver sans place ne lui troublait pas l'esprit.

      —Voilà bien les femmes! continua-t-il en ricanant. Le résultat les éblouit, car elles ne comprennent rien aux moyens employés pour l'atteindre. Suis-je donc un imbécile? M'imposerais-je des privations de toutes sortes, si cela devait n'aboutir à rien? Parbleu! j'aime le luxe, moi aussi, et les bons dîners au restaurant; et les spectacles et les parties fines à la campagne. Mais je veux être riche. Du prix de toutes les jouissances que je ne me suis pas données, je me suis fait un capital dont le revenu nous fera manger tous. Eh! eh! voilà la puissance du petit sou qu'on met à l'engrais!...

      En se couchant ce soir-là, Mme Favoral était plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis la mort de sa mère. Elle n'en voulait presque plus à son mari de sa sordide lésine. Elle lui pardonnait les humiliations dont il l'avait abreuvée. Elle se disait:

      —Eh bien! soit. J'aurai vécu misérablement, j'aurai enduré des souffrances sans nom, mais du moins mes enfants seront riches, la vie leur sera douce et facile.

      Le lendemain, l'exaltation de M. Favoral était complétement dissipée. Manifestement, il regrettait ses confidences.

      —On aurait tort de s'en prévaloir pour tout mettre au pillage, déclara-il rudement. D'ailleurs, j'ai beaucoup exagéré.

      Et il partit en quête d'une place.

      En trouver une lui devait être difficile. Les lendemains de révolution ne sont pas précisément propices à l'industrie. Pendant que les partis s'agitaient à la Chambre, il y avait sur le pavé vingt mille employés qui, chaque matin, en se levant, se demandaient où ils dîneraient le soir.

      Faute de mieux, Vincent Favoral accepta de tenir les livres de droite et de gauche, une heure de ci, une heure de là, deux fois par semaine dans une maison, quatre fois dans une autre.

      Il y gagnait autant et plus qu'à sa fabrique, mais le métier ne lui convenait pas. Ce qu'il fallait à son tempérament, c'était le bureau d'où l'on ne bouge pas, l'atmosphère alourdie par le poêle, le pupitre usé par les coudes, le fauteuil à rond de cuir, la manchette de lustrine qu'on passe sur l'habit. Cela le révoltait, d'avoir, dans la même journée, affaire en quatre ou cinq maisons différentes et d'être obligé de marcher une heure par les rues pour aller donner, à l'autre bout de Paris, une heure de travail. Il se trouvait désorienté, comme le serait le cheval qui, depuis dix ans, tourne un manège, si on le forçait de trotter droit devant soi.

      Aussi, un matin, planta-t-il tout là, jurant qu'il préférait rester les bras croisés et qu'on en serait quitte pour mettre un peu moins de beurre dans la soupe et un peu plus d'eau dans le vin jusqu'à ce qu'il retrouvât une place à sa convenance et selon ses goûts.

      Il sortit néanmoins, et resta dehors jusqu'à l'heure du dîner. Et il en fut de même le lendemain et les jours suivants.

      Il décampait dès qu'il avait à la bouche la dernière bouchée du déjeuner, rentrait vers six heures, dînait à la hâte et repartait pour ne plus reparaître que vers minuit. Il avait des heures de gaieté délirante et des moments d'affreux abattement. Parfois il paraissait horriblement inquiet.

      —Que peut-il faire? pensait Mme Favoral.

      Elle osa le lui demander, un matin qu'il était de belle humeur.

      —Eh bien! quoi? répondit-il, ne suis-je pas le maître? je fais des affaires à la Bourse.

      Il ne pouvait rien avouer qui effrayât autant la pauvre femme.

      —Ne crains-tu pas, objecta-t-elle, de perdre tout ce que nous avons si péniblement amassé? Nous avons des enfants...

      Il ne la laissa pas poursuivre.

      —Me prends-tu pour un bambin! s'écria-t-il, ou te fais-je l'effet d'un monsieur si facile à duper! Occupe-toi d'économiser dans ton ménage, et ne te mêle pas de ma conduite...

      Et il continua, et ses opérations devaient être heureuses, car jamais il n'avait été si facile à vivre. Toutes ses allures changeaient. Il s'était fait faire des vêtements par un bon tailleur, on eût dit qu'il avait des prétentions à l'élégance. Il abandonna la pipe et s'accoutuma à ne fumer que des cigares. Il s'ennuya de donner chaque matin l'argent du ménage et prit l'habitude de le remettre toutes les semaines, le dimanche. Marque de confiance énorme, ainsi qu'il le fit remarquer à sa femme. Aussi la première fois:

      —Prends bien garde, lui dit-il, de te trouver sans un centime dès jeudi.

      Il devenait aussi plus communicatif. Souvent, pendant le dîner, il racontait ce qu'il avait entendu pendant la journée, des anecdotes, des cancans. Il énumérait les personnes avec lesquelles il avait causé. Il nommait quantité de gens qu'il appelait ses amis, et dont Mme Favoral gardait soigneusement les noms dans sa mémoire.

      Il en était un surtout qui semblait lui inspirer un profond respect, une admiration sans bornes, et sur le compte duquel il ne tarissait pas. C'était, disait-il, un homme de son âge, M. de Thaller, le baron de Thaller...

      —Celui-là, répétait-il, est véritablement fort, il a des idées, il est riche, il ira loin; ce serait un grand bonheur s'il voulait s'occuper de moi...

      Jusqu'à ce qu'enfin, un jour:

      —Tes parents ont été fort riches autrefois? demanda-t-il à sa femme.

      —Je l'ai entendu dire, répondit-elle.

      —Ils dépensaient beaucoup, n'est-ce pas? ils avaient des amis, ils donnaient de grands dîners...

      —Ils recevaient assez souvent...

      —Tu te rappelles ce temps-là?

      —Assurément.

      —De sorte que s'il me plaisait


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