Où va le monde?. Walther Rathenau

Où va le monde? - Walther Rathenau


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sa mission d'éternel enfantement. Ici se résout la contradiction: pourquoi ne devons-nous rien désirer pour nous-mêmes, alors que nous devons songer au prochain qui, à son tour, ne doit rien désirer pour lui-même? Les plus proches et les plus éloignés sont à la fois nos mères et nos frères à tous; et notre vie individuelle est de peu de prix, lorsqu'il s'agit d'assurer l'accomplissement de leur mission, qui consiste à vivre et à enfanter. C'est pourquoi il n'est ni indigne ni matériellement contradictoire de souhaiter pour la communauté et de lui abandonner les biens et les forces qu'on dédaigne pour soi-même.

      II.—La deuxième question préalable est celle-ci: par quelles raisons se justifient des projets visant à améliorer le sort de l'humanité? Quelle est la force de persuasion qui leur est inhérente et quelle est celle que nous devons exiger d'eux?

      Nous avons dit que la science doit renoncer au droit de poser des fins. Mais pour toute pensée créatrice, ce qui est décisif, c'est la fin, et non le moyen; et la question est plus difficile que la réponse. Encore est-il plus facile de la trouver que de la chercher. C'est qu'ici la force de l'intellect ne nous est d'aucun secours: l'intellect peut en effet réunir une série de misères et d'injustices et dire: ceci ne devrait pas exister (bien qu'il soit incapable de faire une distinction entre l'épreuve et la misère, entre la nécessité bienfaisante et la nécessité malfaisante), mais il ne peut jamais dire: ceci est le bien suprême de l'humanité, le bien que nous devons conquérir. Car tout notre vouloir, dans la mesure où il n'est pas de nature animale, jaillit des sources de l'âme, et à tous ceux qui s'inclinent sans réserves devant la pensée intellectuelle, on ne devrait pas se lasser de répéter que c'est le vouloir qui forme la partie la plus élevée et la plus noble de la vie. Mais le vouloir se réduit à l'amour et à la préférence qui échappent à toute démonstration; il est la partie spirituelle de notre existence, et à côté de lui se tient, tel un caissier de théâtre à l'entrée de la scène du monde, l'intellect froid qui compte, mesure et soupèse.

      Tout ce que nous créons naît d'une tendance profonde et inconsciente; à ce que nous aimons, nous aspirons avec une force divine; ce qui nous préoccupe, appartient au monde inconnu de l'avenir; ce à quoi nous croyons, vit dans le royaume de l'Infini. Rien de tout cela ne peut être démontré et, cependant, chaque acte de notre vie, digne de ce nom, s'accomplit au nom de cet Inexprimable. Que faisons-nous du matin au soir? Nous vivons pour ce que nous voulons. Et que voulons-nous? Ce que nous ne connaissons ni ne savons, mais en quoi nous avons une foi inébranlable.

      Cette foi a une évidence plus forte que celle que lui prêterait la démonstration intellectuelle. Le premier chicaneur venu peut réfuter ce que Platon, le Christ et saint Paul ont avancé sans preuves, et cependant ce que Platon, le Christ et saint Paul ont dit ne mourra jamais, et chacune de leurs paroles a suscité une vie plus conforme à la vérité et plus de foi que n'importe quelle théorie physique, historique ou sociale. La géométrie euclidienne elle-même ne résisterait pas à l'épreuve, si nous voulions la soumettre à la démonstration au sens le plus rigoureux du mot. Mais puisqu'un profond sentiment de vérité ne cesse d'animer le monde, quel est donc le signe de la vérité vivante?

      C'est la force avec laquelle elle fait appel à notre cœur. Chaque parole sincère possède une force de résonance, et chaque pensée qui est née, non dans le labyrinthe de l'entendement dialectique, mais dans le milieu chaud de la sensation, engendre vie et foi. C'est pourquoi toute démonstration, n'est que persuasion, mensonge fait de bonne foi. Lorsqu'un homme se croit appelé à révéler au monde une vérité, non parce qu'il la pense, mais parce qu'il la voit et la vit, parce que le monde qu'il sent s'agiter dans son esprit est pour lui plus réel que le monde qu'il voit avec ses yeux, alors il peut parler. S'il est un égaré, sa poussière servira du moins à aplanir le chemin de ceux qui viendront après lui, poussés par la vérité. Mais s'il lui est donné de prononcer ne fût-ce qu'un seul mot porteur de vie, ce mot, lancé dans le monde tel quel et même sans défense, fera une moisson d'âmes.

      Ceci est vrai du but. Mais lorsque, ne se contentant pas d'avoir découvert et révélé le but, on veut encore indiquer le sentier terrestre qui y conduit, ce ne sera pas encore, sur ce plan plus profond de la pragmatique, à la persuasion et à la démonstration qu'on demandera la lumière susceptible d'éclairer la route à l'initiateur et à sa suite. Jamais un chef ou un précurseur n'a été capable de dérouler la chaîne ininterrompue des démonstrations, et l'eût-il fait, qu'on n'aurait pas manqué de lui jeter à la face le mot naïf de Thersite: «Cela ne va pas!» La seule chose qui continue à agir dans le monde après l'apaisement de la tempête des discours contradictoires, c'est l'appel à la conscience. Il parle bas et répète dans le silence de la nuit ce que le bruit du jour empêche d'entendre; il parle, non au nom d'un homme, mais au nom de ce qui vit. Et tout en indiquant le chemin droit et simple, il rend évident que ce dont il s'agit n'est pas un projet plus ou moins ingénieux, mais un appel du devoir qui, en la circonstance, se confond avec notre pouvoir. Un projet pragmatique peut nous convaincre, mais est incapable de nous séduire. La froide proposition de l'homme d'affaires et le cri de bataille du prophète se ressemblent cependant en ceci que dans l'une et dans l'autre on sent une irrésistible nécessité qui résonne dans l'esprit et dont les sons vont s'amplifiant. Ici encore toute démonstration est absente; mais l'intuition devient conviction intime, et ce qui n'a été entrevu que par les yeux de l'esprit devient concret. Une explication, à laquelle manque cette force enfantine, reste, malgré les notes, les preuves et les tableaux qui l'accompagnent, un jeu savant de l'esprit ou un amusement d'esthète.

      C'est ainsi que le but nous est dicté par le cœur, tandis que le chemin qui y conduit nous est indiqué par la conscience.

      Dans les deux cas, il s'agit d'un sévère avertissement, fait pour consoler l'écrivain, lorsqu'il se trouve impuissant devant la faiblesse du mot, et pour le rendre humble, lorsqu'il se trouve entraîné par ses idées favorites. Mais le lecteur doit se méfier des idées qui s'appuient sur des démonstrations et ne se laisser guider que par la voix intérieure qui lui parle avec sévérité, mais ne lui dit que la vérité.

      III.—Et enfin, si notre vie, au sens le plus élevé du mot, échappe à l'emprise des conditions extérieures, si des institutions sont incapables de créer des manières de penser et de sentir, si toute existence extérieure n'est que la coquille, le moule de la vie intérieure, est-il digne et convenable de scruter l'avenir de l'image, du reflet, au lieu de suivre en toute confiance le chemin de l'esprit, avec la certitude qu'il est également accessible aux pas du corps?

      L'existence corporelle est pour nous une image que nous devons comprendre, une lutte dont nous devons remporter le prix. Ce qui nous vient de l'esprit, devient réalité de la vie, et chacune de ces réalités est une marche de pierre destinée à faciliter notre ascension ultérieure. Tant qu'il reste maître de son métier et de son outil, l'artiste est capable d'extérioriser ses sensations les plus intimes et les plus profondes, sans leur faire subir la moindre corruption ou déformation; mais c'est le monde qui constitue et la matière et l'outil de celui qui pense; et la pensée n'acquiert toute sa force de vérité que lorsque le monde, confronté avec elle, se révèle organique et possible. Celui qui a essayé d'implanter dans le sol de la réalité des idées nées dans la libre région des convictions, celui qui connaît l'effort dur, jamais récompensé, qu'exige ce travail, perd tout respect pour les théorèmes symétriquement arrondis et les belles erreurs de pensée qui ont leur source dans la dépréciation des phénomènes sensibles. L'Évangile serait mort depuis longtemps, s'il avait été consigné sur du parchemin, sous la forme d'une loi abstraite; et si son annonciateur revenait parmi nous, il ne nous parlerait pas comme un pasteur érudit dans une langue archaïque, émaillée de métaphores syriennes: il nous parlerait plutôt de politique et de socialisme, d'industrie et d'économie, de recherche et de technique, et cela non en reporter considérant toutes ces choses comme parfaites et dignes d'admiration, mais le regard fixé sur la loi des étoiles à laquelle obéissent nos cœurs.

      Après ces considérations, faisons au retour rapide à la question que nous avons déjà formulée plus haut: comment la tâche transcendante se transforme-t-elle en tâche pragmatique? La tâche transcendante se résume dans les mots: croissance de l'âme. En quoi consiste la tâche pragmatique?

      Elle


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