Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman. Boylesve René

Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman - Boylesve René


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de loisir. Et ces moutons s'apprêtaient à vous dire qu'une petite fille qui a toujours vécu jusqu'ici dans ce milieu de gravité imperturbable autour de ces fameux lingots d'or—que je révère beaucoup, notez bien, mais sans aveuglement,—eh bien! éprouverait une joie, grande, noble, belle n'est-ce pas? dans le commerce d'une amitié intelligente avec un homme qui porterait une gravité au moins aussi considérable sur des objets d'une autre envergure que nos lingots... Allons! laissez-moi achever: ça n'est déjà pas si facile à dire. C'est une grande témérité de ma part, je sais bien, que de me croire bonne à ce commerce... Mais la faute est à vous qui me l'avez d'abord entr'ouvert. Je désire, Monsieur mon ami, que vous voyiez cette ambition-là et rien que cette ambition-là, dans l'acte d'indépendance que je me permets en votre honneur...

      Quelques jeunes gens se précipitèrent; ils tenaient à la main les couplets d'une chanson décente d'Yvette Guilbert et venaient prier Mademoiselle d'accompagner l'un d'eux au piano. Elle sauta et leur fut toute dévouée. Je la regardai un moment au piano, avec les frisons blonds de ses tempes pailletés d'or par les lumières. Des refrains d'une ineptie équivoque naissaient de la promenade de ses doigts. Néanmoins je continuais de regarder ces doigts aimés; mais leurs mouvements, peu à peu, se transformaient pour moi en ceux d'une «gigolette» de café-concert que j'avais connue et qui était assez spirituelle jusqu'en sa façon de paraître bête. Peu à peu, mes yeux souriaient à l'évocation de cette divette court vêtue, et je sentais en même temps le pli amer de ma bouche. Elle leva les yeux, un instant, vers moi, tout en plaquant de tristes accords. Ah! je me relevai d'un coup: jamais je ne verrai dans nul tableau humain la mêlée violente et distincte de tant de sentiments divers que dans le miroir de ces yeux gris qui se foncèrent et s'humidisèrent tout à coup et dont je ne pouvais plus m'écarter malgré la remarque qu'autour de nous, sans doute, on ne manquait pas de faire. Me prit-elle en pitié ou bien le rôle qu'on lui faisait tenir? Il y avait, dans son regard, de la surprise, de la confusion, un peu de dégoût, et il y surnageait une complaisance habituelle pour la médiocrité, à l'aide de quoi elle se composa un sourire aimable qu'elle promena ensuite sur la guirlande de jolis cœurs qui l'encadrait. Je ne fus pas maître de moi; je sortis. Comme je soulevais une portière, le bruit des applaudissements me gifla tout l'épiderme. Je jugeais ma répulsion puérile; mais mon état exaltait la violence de toutes les impressions. J'atteignis l'antichambre et un domestique tenait mon manteau. Elle apparut dans l'entre-bâillement d'une tapisserie qu'elle avait peine à soulever.

      —Vous partez? dit-elle, mais j'avais un mot à vous dire, venez donc...

      Elle m'entraîna dans une pièce voisine, et aussitôt:

      —Ah! je vous avais bien dit que vous ne vous feriez pas ici!

      —Mais si! mais je vous supplie de ne pas croire;... seulement j'ai la tête lourde, ce soir, j'ai besoin d'air;... vous savez, comme à Venise, les jours de pluie...

      —Oh! vous avez eu une façon de regarder mes doigts!... que vous ont-ils fait, dites! C'est cette chanson, n'est-ce pas?

      Elle me montrait les petits doigts longs, minces et blancs. Je lui pris la main et la serrai doucement en lui disant adieu.

      —Et votre livre, fit-elle, quand vous le rendrai-je?

      —Quand vous l'aurez lu!

      —Non, je voulais dire; quand viendrez-vous le chercher?

      —Quand je croirai que vous l'avez lu!

      —Méchant! Dites donc, vous savez que je puis très bien «ne pas achever de lire» plusieurs livres à la fois!...

      —Je vous en apporterai plusieurs à «ne pas lire du tout»!

      «Mademoiselle amie, je vous préviens que dès ce premier feuillet qui doit vous dire mon contentement, je mets à celui-ci une sourdine. Pourquoi? mais parce qu'il en a besoin! Je pense que c'est beaucoup vous dire...

      «Je vous ai vue aujourd'hui. Vous ai-je dit le quart de ce que j'avais envie de vous dire? Jamais, jamais on ne peut parler! Jamais, en aucune circonstance, on ne peut donner l'être à ce qui flotte autour des lèvres, qui cherche à prendre vie et forme en des mots tout prêts, déjà presque articulés, et qui se résorbe, fatalement avorté. C'est bien pis que n'oser pas dire, c'est ne pas pouvoir exprimer. Et ce qu'il y aurait de trésors à retrouver, d'exquises minutes de vie intense, d'instants de fièvre intraduits, où l'âme, semble-t-il, allait s'égoutter en perles, qu'on n'a pu ni recueillir ni donner! Ce qu'il y aurait à glaner, dans ces résidus de la conversation: quantités de sincérités, de franchises, d'élans mort-nés, victimes de la conversation elle-même, mécanisme trop compliqué, inégal toujours à la pensée, qui constamment trahit, qui est bruyant, indiscret, dont l'écho même, ou vous effraie, vous intimide ou vous grise. Combien meilleur, le «signe» en sa simplicité, pour l'expression des émotions fortes. N'allez pas croire que je vous fasse l'apologie de la pantomime...

      «Ah, vous n'imaginez pas comme il est bon de vous parler le soir! Toutes les secousses qu'on a éprouvées, tout le mal qu'on s'est fait en se cognant les coudes; toutes les rudesses qui vous ont éraflé, écorché; tous les contacts pénibles, toute la grossièreté traversée, tout cela tombe, semble-t-il, comme des vêtements tachés de boue, et l'on sent en s'approchant de vous, qu'un souffle frais vous passe, que quelque chose de reposant vous environne; il semble que l'on pénètre dans une chapelle, avec cette croyance d'enfant, que la madone vous sourit: Vous ai-je dit que je vous avais nommée «Sainte-Marie-des-Fleurs» avant de vous connaître? Vous plaît-il d'être sous cette invocation, la figure très confiante à qui l'on vient après chaque journée apporter ses confessions et presque ses prières?

      «Il y a tant de choses rudes tout le temps heurtées sur la route, depuis la brutalité franche jusqu'à ce qui n'est que l'absence de délicatesse. On souffre d'un bout à l'autre de cette progression parcourue en tous sens, et presque tous les gens que l'on voit, vous font l'effet de ces pierres râpeuses sur quoi je ne puis absolument pas passer la main. Le défaut de trouver un être qui n'ait pas cette écorce de grès, vous fait peiner à sa recherche, et à force de tâter des mains pour éprouver, quel délice d'en rencontrer enfin qui soient douces! Cela vous garde de s'essayer à devenir soi-même coriace pour éviter le froissement des vilains épidermes. Comprenez-vous que j'aime à vous parler le soir?»

      «Monsieur mon ami, j'ai attendu votre petit envoi. Je vous le dis pour que vous sachiez bien que je me mets assez vite à attendre, et que je n'aime point ça. La personne que vous aviez chargée de la commission avait reçu des instructions si minutieuses qu'elle n'a consenti à se dessaisir du paquet qu'en «mains propres». Soyez sans inquiétude, mes «mains propres» l'ont reçu. Vais-je vous dire aussi qu'elles l'ont béni? Oh oui! tant pis! Je ne sais point vous déguiser ma pensée. Vous dites des choses, et d'une façon que je suis heureuse et confuse de me savoir la privilégiée qui les reçoit, et mieux! qui les provoque, en partie. Il m'arrive de me laisser tomber les bras et de me demander si je ne rêve point. Sur quoi, monsieur, vous appuyez-vous donc pour croire que je vaille qu'on me parle ainsi? Mais personne ne m'a parlé, jamais, ni de cette façon, bien entendu, ni d'une autre. J'en demeure un peu étourdie, et pour ne vous pas revêtir de trop grand mérite, j'en attribue la raison à la nouveauté, pour moi, de toute parole un peu vibrante et parlant des choses de l'âme. Il n'y a point de mal à se laisser flatter du plaisir si particulier qui vient de mots pleins de sens à la fois et de caresses? Que dites-vous, que «jamais, jamais, on ne peut parler... etc.?» Si, si, on peut parler! Oh! monsieur mon ami, j'ai la plus grande foi en vous, et je m'abandonne, les yeux fermés, à la fréquentation si chaude de votre pensée. On doit jouir de l'âme comme si on la devait perdre d'un instant à l'autre, n'est-ce pas? Vous dirai-je les soins avec lesquels je recueille les parcelles de ce que vous écrivez? Je prends ces bribes, une à une, et je les laisse, si l'on peut dire, au bord de mon âme, un petit temps, puis je les sens tomber goutte à goutte jusqu'au fond, où je sais que je ne peux plus les perdre. Cela vient-il de moi? mais il me semble qu'on ne finit pas de vous lire, car de nouvelles choses surgissent qu'on n'avait point d'abord soupçonnées sous l'impression première.

      «Vous «tourmentez», monsieur mon ami, voilà qui est aussi


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