Amours fragiles. Victor Cherbuliez

Amours fragiles - Victor Cherbuliez


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rien, qui a épousé un homme de peu et qui s'en est séparée pour aller courir la bague à Paris, une femme dont le nom a traîné dans la Gazette des tribunaux, une femme qui décrit des brouillards, qui compose des sonnets et qui, j'en suis certaine, a eu dix aventures au moins?

      —Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis, mais il est certain qu'on a dit longtemps avant nous que les êtres les plus dangereux de cet univers sont les serpents à sonnettes et les femmes à sonnets. Il y a dix à parier contre un que celle-ci est une intrigante et que voilà une affaire bien désagréable.

      —Horace, désolant Horace, s'écriait la comtesse, quel chagrin tu me causes! Ce cher garçon a le coeur le plus noble, le plus généreux; par malheur, il n'a jamais eu le sens commun; mais pouvais-je m'attendre?...

      —Hélas! oui, il fallait s'y attendre, interrompait le marquis. On ne saurait trop se défier des sagesses précoces; elles finissent souvent par des catastrophes. Je t'ai dit cent fois, ma chère Mathilde, que ton fils m'inquiétait, qu'il nous ménageait quelque fâcheuse surprise. Nous naissons tous avec un certain fonds de folie à dépenser; heureux qui le dépense en détail dans sa jeunesse! Horace a tout gardé jusqu'à vingt-huit ans, capital et intérêts, et voilà, le beau fruit de ses économies. Les petites folies multipliées sauvent des grandes; quand on n'en fait qu'une, elle est presque toujours énorme et le plus souvent irréparable. J'ai su me servir de ma jeunesse, moi qui te parle; j'aurais cru manquer à mes devoirs les plus sacrés si je l'avais laissée en friche. A vingt-deux ans, les femmes n'avaient plus grand'chose à m'apprendre; je savais par coeur ce bel animal.

      —Ah! mon oncle, permettez! s'écria la comtesse un peu scandalisée.

      —Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre que, grâce à des expériences répétées, j'avais terminé mon apprentissage avant l'âge où l'on se marie, et que, si j'avais rencontré une Mme Corneuil, je me serais donné beaucoup de peine pour lui plaire; mais du diable si j'aurais songé à l'épouser!»

      Mme de Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu'elle avait sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d'une voix caressante:

      «Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.

      —Et le moyen? demanda-t-il.

      —Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence! Vous avez toujours exercé une grande autorité sur lui.

      —Bah! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.

      —Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer comme votre héritier; cela vous crée des droits, ce me semble.

      —Allons donc! les garçons qui comme ton fils voyagent dans les espaces renoncent facilement à un héritage. Qu'est-ce que cent mille livres de rente au prix d'un joli scarabée, emblème de l'immortalité?

      —Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous consentiez à partir pour Lausanne...»

      Le marquis fit un bond:

      «Seigneur Dieu! dit-il, Lausanne est bien loin.»

      Et il poussa un soupir en pensant à la terrasse de son cercle.

      «Résignez-vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais reconnaissante. Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.

      —Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J'en connais un qui a dit que le propre de l'amour est de déraisonner, et que prêcher la raison à un amoureux, autant vaut lui demander d'extravaguer avec sagesse, ut cum ratione insaniat.

      —Horace a du coeur. Vous lui représenterez que ce mariage me réduirait au désespoir.

      —Il s'en doute, ma chère, puisqu'il n'a pas osé venir t'embrasser en arrivant d'Égypte, et sois sûre qu'il ne viendra pas avant que tu lui aies donné ton consentement. On a beau aimer et respecter sa mère, quand un homme est vraiment allumé... Et il l'est bien, juste ciel! Sa lettre en fait foi; c'est une prose qui sent la fièvre et qui brûle le papier.»

      Mme de Penneville s'approcha du marquis, caressa doucement ses cheveux blancs, et lui passant ses bras autour du cou:

      «Vous êtes si habile! vous avez l'esprit si délié! On assure que vous avez rempli autrefois des missions infiniment délicates, dont vous vous êtes acquitté à votre gloire.

      —Câline, négocier avec un gouvernement est chose plus aisée que de traiter avec un amoureux conduit par une intrigante.

      —Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.

      —Tu as juré de me piquer au jeu, lui dit-il. Et bien! soit, l'entreprise mérite d'être tentée. Mais, à propos, as-tu déjà répondu à la formidable épître que tu viens de me lire?

      —Je n'ai rien voulu faire sans m'être concertée avec vous.

      —Tant mieux, rien n'est compromis, l'affaire est entière. Allons, je te dirai demain si je me décide à partir pour Lausanne.»

      La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remercia plus chaudement encore le lendemain, quand il lui annonça qu'il avait pris son parti et qu'il la priait de le faire conduire à la gare. Elle l'accompagna pour s'assurer qu'il ne se ravisait pas, et elle lui dit en chemin:

      «Voilà un voyage que toutes les mères de famille glorifieront; mais, s'il vous plaît, quand vous serez là-bas, donnez-moi souvent de vos nouvelles.

      —Oui, je t'en donnerai, répondit-il, mais à une condition.

      —Laquelle?

      —C'est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t'écrirai.

      —Que voulez-vous dire?

      —J'exige aussi, continua-t-il, que tu me répondes comme si tu me croyais et que tu envoies mes lettres à Horace, en lui recommandant le secret.

      —Je vous comprends de moins en moins.

      —Qu'est-ce donc qu'une femme qui ne comprend pas? Les lettres ostensibles, c'est le fond de la diplomatie. Après tout, il n'est pas nécessaire que tu me comprennes; l'essentiel est que tu te conformes scrupuleusement à mes instructions. Adieu, ma chère! je m'en vais où m'envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne réussis pas, cela prouvera que nos amis les républicains ont eu raison de me mettre à la retraite.»

      Cela dit, il embrassa sa nièce et monta en wagon. Vingt-quatre heures plus tard, il arrivait à Lausanne, où son premier soin fut, après avoir retenu une chambre à l'hôtel Gibbon, de se procurer tout un attirail de pêche. Là-dessus, fatigué du voyage, il dormit six heures durant. Dès qu'il se fut réveillé, il dîna, et, dès qu'il eut dîné, il se fit conduire en voiture à la pension Vallaud, située à vingt minutes de Lausanne, sur le penchant de l'un des plus beaux coteaux du monde. Cette charmante villa, convertie depuis peu en hôtellerie, se composait d'une maison commune, où le comte de Penneville occupait un appartement, et d'un joli chalet isolé qu'habitaient Mme Corneuil et sa mère. Le chalet et la maison commune étaient séparés ou, si l'on aime mieux, réunis par un grand parc bien ombragé, qu'Horace traversait plusieurs fois par jour en se disant: «Quand donc vivrons-nous sous le même toit?» Mais il faut savoir attendre son bonheur.

      En ce moment, Horace, la plume à la main, travaillait à sa grande Histoire des Hycsos ou des Pasteurs ou des Impurs, c'est-à-dire de ces terribles nomades chananéens qui, deux mille ans avant l'ère chrétienne, dérangés dans leurs campements par les invasions élamites des rois Chodornakhounta et Chodormabog, envahirent à leur tour la vallée du Nil, la mirent à feu et à sang et occupèrent pendant plus de cinq siècles le centre et le nord de l'Égypte. Fort de son érudition, riche de documents nouveaux péniblement recueillis par lui, il avait entrepris de démontrer par des témoignages irréfragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint ministre était bien Apophis ou Apépi, roi des Hycsos, et il se flattait de le prouver si bien que désormais il serait impossible aux esprits


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