Amours fragiles. Victor Cherbuliez

Amours fragiles - Victor Cherbuliez


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du bon, et l'un d'eux lui avait écrit à ce propos: «Voilà un début qui promet. Macte animo, generose puer

      Vêtu d'une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les cheveux en désordre, il était accoudé sur une table ronde, en face d'une écritoire dont le couvercle était surmonté d'un sphinx, et sa figure exprimait le contentement du coeur uni à la parfaite sérénité de la conscience. Au milieu de la table s'épanouissait une belle rose pourpre, presque noire, qu'il avait mise tremper dans un verre et dans laquelle une statuette en faïence bleue, qui représentait une déesse égyptienne au visage de chatte, plongeait indiscrètement, sans se dérider, son museau rébarbatif. Horace contemplait par instants ce museau, qui lui était cher, et cette rose, que Mme Corneuil avait cueillie pour lui il n'y avait pas une heure; par instants aussi, tournant ses yeux vers sa fenêtre toute grande ouverte, il s'apercevait que la lune, alors dans son plein, projetait dans les eaux frissonnantes du lac une longue traînée de paillettes d'or. Mais, par une grâce d'état, il ne laissait pas d'être tout entier à son travail, il n'avait aucune distraction, il appartenait aux Hycsos. La lune, la rose, Mme Corneuil, la déesse à la tête de chatte, le sphinx qui surmontait l'écritoire, les Impurs et le roi Apépi, tout cela se mariait, se confondait intimement dans sa pensée. Les bienheureux du paradis voient tout en Dieu et peuvent penser à tout sans se distraire un seul moment de leur idée, qui est éternelle. Le comte Horace était tout à la fois à Lausanne, dans le voisinage d'une femme dont l'image ne le quittait pas, et en Égypte, deux mille ans avant Jésus-Christ, et son bonheur était parfait comme son application.

      Il venait d'écrire cette phrase: «Considérez les sculptures de l'époque des Pasteurs, examinez avec soin et sans parti pris ces figures anguleuses, aux pommettes très saillantes, et, si vous êtes de bonne foi, vous conviendrez que la race des Hycsos n'était pas purement sémitique, mais qu'elle était fortement mélangée d'éléments touraniens.»

      Satisfait de sa conclusion, il interrompit une seconde son travail, posa la plume, et, attirant à lui la rose pourpre, il la pressa sur ses lèvres; mais il entendit frapper à sa porte. Il remit précipitamment la rose dans son verre, et d'un ton d'humeur il cria: Entrez! La porte s'ouvrit. M. de Miraval entra. La figure d'Horace se rembrunit; cette apparition inattendue le consterna: il se sentit comme subitement expulsé de son paradis. Hélas! la vie la plus heureuse n'est qu'un paradis intermittent.

      Le marquis, immobile sur le seuil, salua gravement son neveu, en lui disant:

      «Eh quoi! je te dérange? Tu n'as jamais su dissimuler tes impressions.

      —Ah! mon oncle, répondit-il, comment pouvez-vous croire?... Je vous avoue que je ne m'attendais pas... Mais, je vous prie, par quel hasard?...

      —Je fais un voyage en Suisse. Pouvais-je passer à Lausanne sans venir te voir?

      —Convenez, mon oncle, que vous ne passez pas, reprit Horace; convenez que vous êtes beaucoup plus qu'un passant, que vous arrivez ici tout exprès.

      —Tout exprès, tu l'as dit, mon garçon, repartit M. de Miraval.

      —C'est donc à un ambassadeur que j'ai l'honneur d'avoir affaire?

      —Oui, à un ambassadeur, très ferré sur l'étiquette et qui demande qu'on le reçoive avec tous les égards qui lui sont dus et selon toutes les règles du droit des gens.»

      Horace s'était remis de son trouble; il s'arma de philosophie, fit bonne mine à mauvais jeu. Avançant un siège au marquis:

      «Asseyez-vous là, monsieur l'ambassadeur, lui dit-il, dans le meilleur de mes fauteuils. Mais, au préalable, embrassons-nous, mon cher oncle. Si je ne me trompe, il y a deux ans bien comptés que nous n'avons eu le plaisir de nous voir. Que pourrais-je vous offrir, pour vous être agréable? Je crois me souvenir que vous avez quelque goût pour le champagne frappé, que c'est votre boisson favorite. Oh! n'allez pas vous imaginer que nous soyons ici dans un pays de sauvages; on y trouve tout ce qu'on veut; vous serez satisfait à l'instant.»

      Il tira à ces mots un cordon de sonnette: un domestique parut; il lui donna ses ordres, qui furent promptement exécutés, quoiqu'on accuse les Vaudois d'être un peu lents.

      Cependant M. de Miraval contemplait son neveu avec une satisfaction mêlée d'un sourd dépit. Il lui sembla que ce beau garçon bien découplé avait encore embelli. Sa barbe courte était du plus beau noir; ses traits, jadis un peu mous, avaient pris de la fermeté, de l'accent; ses yeux, d'un gris bleuâtre, s'étaient allongés; son teint s'était hâlé, basané, et cette couleur brune lui allait à merveille. Son sourire, plein de douceur et de mystère, était charmant; on eût dit ce sourire indéfinissable que les sculpteurs égyptiens, dont la Grèce a eu de la peine à surpasser le génie, imprimaient souvent aux lèvres de leurs statues. Tel sphinx du musée du Louvre aurait reconnu Horace à son air de famille et l'eût avoué pour son parent. Il est tout naturel que l'on prenne le teint des pays que l'on habite et quelquefois aussi le visage des choses qu'on aime.

      «Maître sot! pensait le marquis tout fâché, tu as la plus fière tournure, la plus belle tête du monde, et voilà tout ce que tu en sais faire. Ah! si à ton âge j'avais eu les yeux, le sourire que voici, quel parti j'en aurais tiré! Non, aucune femme n'aurait pu me résister... Mais toi, que répondras-tu à la Providence quand elle te demandera compte de tous les dons qu'elle t'a faits? Tu lui diras: Je m'en suis servi pour épouser Mme Corneuil... Eh! maître sot, te dira-t-elle, tu as sottement commencé par où les autres finissent!»

      Horace était à mille lieues de deviner les secrètes réflexions de M. de Miraval. Après l'émotion désagréable du premier moment, il était rentré dans son naturel, et son naturel était d'avoir du plaisir à revoir son oncle, car il l'aimait beaucoup. A vrai dire, l'ambassadeur lui plaisait peu, et il était résolu à ne point le ménager; mais, quand on est sûr de sa volonté, on ne craint pas les objections, et il savait d'avance qu'il aurait réponse à tout. Aussi attendait-il l'ennemi de pied ferme, et, comme l'ennemi buvait du champagne et ne se pressait pas de commencer l'attaque, il marcha au-devant de lui.

      «Et d'abord, mon cher oncle, lui dit-il, donnez-moi bien vite des nouvelles de ma mère.

      —Je voudrais t'en donner de bonnes, répondit le marquis. Mais tu sais que sa santé nous inquiète, et tu conviendras que la lettre qu'elle a reçue de toi...

      —Ma lettre l'a chagrinée!

      —Là, tu le demandes?

      —J'aime tendrement ma mère, répliqua Horace d'un ton vif; mais je l'ai toujours connue la plus raisonnable des femmes. Apparemment, je m'y serai mal pris, je lui récrirai dès demain, je me fais fort de la réconcilier avec mon bonheur.

      —Si tu m'en crois, tu n'écriras plus; on ne guérit pas le mal par le mal. Assurément, ta mère désire ton bonheur; mais le projet extravagant dont tu lui as fait confidence... Extravagant te blesse? Je retire extravagant... Je voulais dire que le projet un peu bizarre... Allons, je retire aussi bizarre. C'est ainsi qu'on en use à la Chambre, et il ne faut pas être plus fier qu'un député. Bref, ce projet, qui n'est ni extravagant ni bizarre, inspire à ta mère les plus vives inquiétudes, et tu ne triompheras pas de ses objections.

      —Elle vous a chargé de me les faire connaître?

      —Dois-je te présenter mes lettres de créance?

      —C'est inutile, mon oncle. Parlez, dites-moi à coeur ouvert tout ce qu'il vous plaira, ou plutôt, si vous êtes bien inspiré, ne dites rien, car, je vous en avertis, vous dépenserez votre éloquence en pure perte, et je sais que vous n'avez jamais aimé à perdre vos paroles.

      —Il faudra pourtant que tu te résignes à m'entendre. Tu ne prétends pas, je pense, que j'aie fait pour rien cent grandes lieues tout courant. Mon discours est prêt, tu le subiras.

      —Jusqu'au matin, s'il le faut, repartit Horace. Ma nuit vous appartient.

      —Merci... Et maintenant, commençons par le commencement. Ce qui vient de se passer ne m'a pas seulement affligé, mais cruellement humilié. Je me


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