Amours fragiles. Victor Cherbuliez

Amours fragiles - Victor Cherbuliez


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      —Mais il me semble, mon bel ami, qu'elle a été récompensée de ses peines, puisqu'il lui a laissé sa fortune.

      —Et à qui donc l'aurait-il laissée? N'avait-il pas beaucoup à réparer? Non, jamais femme n'a tant souffert et ne fut plus digne d'être heureuse. Une seule chose l'aidait à supporter le dur fardeau de ses chagrins. Elle était intimement persuadée qu'un jour elle rencontrerait un homme capable de la comprendre et dont l'âme serait à la mesure de la sienne.—Oui, me disait-elle l'autre soir, je croyais en lui, j'étais sûre qu'il existait, et la première fois que je vous ai vu, il m'a semblé que je vous reconnaissais et je me suis dit: Ne serait-ce pas lui?... Mon oncle, lui et moi, nous sommes le même homme, et ce sera la gloire de ma vie. Elle m'aime, vous dis-je, elle m'aime, vous n'y changerez rien, et brisons là, s'il vous plaît.»

      Le marquis passa deux fois ses mains dans ses cheveux blancs et s'écria:

      «Je te déclare, Horace, que tu es le plus candide des ingénus et le plus naïf des amoureux.

      —Je vous affirme, mon oncle, que vous êtes le plus obstiné et le plus incurable des sceptiques.

      —Horace, j'atteste le sphinx que voici et le museau de la déesse Sekhet que la poésie est la maladie des gens qui n'ont pas vécu.

      —Et moi, mon oncle, je prends à témoin la lune que voilà et cette rose pourpre, qui vous regarde en se moquant de vous, que le scepticisme est le châtiment de ceux qui ont peut-être abusé de la vie.

      —Et moi, je te jure par ce qu'il y a de plus sacré, par le grand Sésostris lui-même...

      —Oh! mon oncle, comme vous tombez mal! Je sais bien qu'on ne peut pas vous en vouloir, vous n'avez guère étudié l'histoire d'Égypte, ce n'est pas votre affaire; mais apprenez que, s'il y a jamais eu dans ce monde une réputation surfaite et même usurpée, ce fut celle de l'homme que vous appelez le grand Sésostris et qui au demeurant s'appelait Ramsès II. Jurez, si vous le voulez, par le roi Chéops, vainqueur des Bédouins; jurez par Menès, qui bâtit Memphis; jurez par Aménophis III, dit Memnon, ou, si vous l'aimez mieux, par Snéfrou, avant-dernier roi de la troisième dynastie, qui soumit les tribus nomades de l'Arabie Pétrée; mais apprenez que votre grand Sésostris était en somme un homme fort médiocre, d'un mérite très mince, qui a poussé la vanité jusqu'à faire effacer sur les monuments le nom des souverains ses prédécesseurs, pour y substituer la sien, ce qui a fait prendre le change aux esprits légers, à Diodore de Sicile tout particulièrement, et introduit dans l'histoire les plus déplorables erreurs. Votre Sésostris, bon Dieu! il n'a jamais vécu que sur un exploit de ses jeunes années. Soit adresse, soit bonheur, il était parvenu à sortir d'une embuscade vie et bagues sauves. Voilà la belle prouesse qu'il a fait retracer cent et cent fois sur les parois de tous les édifices construits sous son règne; ce fut là son éternel Valmy, son sempiternel Jemmapes. Je vous le demande, quelles conquêtes a-t-il faites? Il opéra des razzias de nègres, parce qu'il avait besoin de maçons; il fit la chasse à l'homme dans le Soudan, et son seul titre de gloire est d'avoir eu cent soixante-dix enfants, dont soixante-neuf fils.

      —Diable! c'est bien quelque chose que cela... Mais enfin, qu'en veux-tu conclure?

      —J'en conclus, répondit Horace, à qui l'incident avait fait perdre de vue le principal, j'en conclus que Sésostris... Non, reprit-il, j'en conclus que j'adore Mme Corneuil et qu'avant trois mois elle sera ma femme.»

      Le marquis se leva brusquement, en s'écriant:

      «Horace, mon héritier et mon petit-neveu, viens dans mes bras!»

      Et comme Horace, immobile, le regardait d'un air interdit:

      «Faut-il te le répéter? Viens dans mes bras, continua-t-il, je suis content de toi. Vrai, ta passion me rajeunit. J'aime la jeunesse, l'amour et la candeur. Je croyais que tu n'avais pour cette femme qu'une fantaisie, un caprice de tête, je vois que ton coeur est pris, et on ne peut mieux faire que d'écouter la voix de son coeur. Pardonne-moi mes sottes questions et mes objections impertinentes. Ce que j'en ai dit, c'était pour l'acquit de ma conscience. Ta mère m'avait fait ma leçon, je l'ai répétée comme un perroquet. Il ne faut pas leur en vouloir à ces pauvres mères; leurs scrupules sont toujours respectables. La tienne...

      —Oh! vous touchez là à l'endroit sensible et douloureux, interrompit le jeune homme. Mais je saurai bien la ramener, je lui écrirai dès demain.

      —Encore un coup, n'écris pas; ta prose n'a pas le don de lui plaire. Mais elle a beaucoup de confiance en moi. Ma parole aura du poids. Mon fils, me voilà tout prêt à passer à l'ennemi; si l'aimable femme qui demeure ici près est vraiment ce que tu dis, je serai ton avocat auprès de ta mère, et nous lui ferons entendre raison. Veux-tu me présenter à Mme Corneuil! Je lui tâterai le pouls, et je te promets...

      —Êtes-vous bien sincère, mon oncle? lui demanda Horace, en le regardant d'un air de défiance et de défi. Puis-je compter sur votre parfaite loyauté? Vous ne chercherez pas?...

      —Foi d'oncle et de gentilhomme! interrompit à son tour le marquis.

      —En ce cas, embrassons-nous, et cette fois sera la bonne,» répondit Horace, en prenant la main qu'il lui tendait.

      L'oncle et le neveu restèrent quelque temps encore à causer comme de bons amis. Il était près de minuit, quand M. de Miraval se souvint que sa voiture l'attendait sur le chemin pour le ramener à son hôtel. Il se leva et dit à Horace:

      «Il est donc convenu que tu me présenteras demain?

      —Oui, mon oncle, à deux heures précises.

      —C'est ton heure, l'heure où tu la vois?

      —C'est une de mes heures. Je ne travaille jamais entre le déjeuner et le dîner.

      —Et tout cela est réglé comme du papier de musique. Tu as raison, il faut mettre de la méthode en toute chose, même dans l'amour, et tout faire avec poids, nombre et mesure. J'ai connu un philosophe qui disait que la mesure est la plus belle définition de Dieu... Mais, à propos, j'ai fait ma sieste cette après-midi, et je n'ai plus sommeil. Prête-moi un livre qui me tiendra compagnie dans mon lit. Tu possèdes sans doute les oeuvres de Mme Corneuil?

      —En doutez-vous?

      —Ne me donne pas son roman, je l'ai déjà lu.

      —C'est un pur chef-d'oeuvre, dit Horace.

      —Pour mon goût, il y a un peu trop de brouillard là-dedans. Mais le bruit court qu'elle a publié des sonnets.

      —Ce sont de vrais bijoux, s'écria-t-il.

      —Et un Traité sur l'apostolat de la femme.

      —O l'admirable livre! s'écria-t-il encore.

      —Prête-moi le Traité et les sonnets. Je les lirai cette nuit, pour me préparer à l'entrevue de demain.»

      Horace se mit aussitôt en quête des deux volumes, qu'il eut beaucoup de peine à retrouver. A force de s'agiter, il les découvrit enfin sous un gros tas d'in-quarto qui les écrasaient de leur terrible poids. Il dit à son oncle en les lui présentant:

      «Soignez-les comme la prunelle de vos yeux. C'est elle qui ma les a donnés.

      —Sois sans inquiétude, je sens le prix de ce trésor,» lui répondit le marquis.

      Et du même coup il s'avisa que le Traité n'était coupé qu'à moitié et que le volume de sonnets ne l'était pas du tout, ce qui fit naître dans son esprit plusieurs réflexions qu'il garda soigneusement pour lui.

       Table des matières

      Le monde est plein d'incidents mystérieux, et Hamlet avait raison de dire qu'il se passe dans le ciel et sur la terre


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