Ruines et fantômes. Jules Claretie

Ruines et fantômes - Jules Claretie


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relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un vague parfum d'autrefois!

       Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés, j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire, souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs, larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long poëme.

       Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!—Un peu de cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une étincelle, une seule, c'est assez!

       Jules CLARETIE.

      3 Décembre.

       Table des matières

      L'ABBÉ HARDY ET LUCIE GAUTIER

       1787-1792

       Table des matières

      L'histoire a ses dédaignés, héros ou criminels méconnus. Elle n'aime pas l'égalité, mais l'élection. Elle est femme. Parmi les générations tout entières, c'est un homme qu'elle choisit, un seul, scélérat ou martyr; et celui-ci accepté, elle se dit et se croit quitte envers les foules. Pendant ce temps restent dans l'ombre les plus terribles et les plus braves, les meilleurs ou les pires, ceux dont la vie heurtée ou fièrement unie, sinistre ou superbe, était faite pour attendrir ou pour effrayer par l'exemple.

      Il y aurait fort à faire si l'on voulait jamais réparer ces injustices.

       Pourquoi César, et pourquoi pas Laridon? Pourquoi Isaïe, et pourquoi pas

       Baruch? Pourquoi Murat, et pourquoi pas Rampon? Pourquoi Lacenaire, et

       pourquoi pas Lemaire?

      Ce n'est pas un héros que j'ai découvert. Il n'intéresserait personne. Un héros, fi donc! Non…—C'est un assassin. Nul ne connaît, d'ailleurs, cette cause ignorée qui allait être une cause célèbre. Et pourtant je n'invente rien, pas un détail, pas une date, pas un trait. C'est en fouillant dans nos Archives nationales de la rue du Chaume que j'ai rencontré le drame inconnu dont je vais citer les principaux traits sans essayer de colorer à la moderne ce petit tableau d'un autre temps. «Monsieur mon neveu, disait M. de L** à un académicien qui n'est pas célèbre, voulez-vous être poignant? Soyez sobre.»

      Le 17 janvier 1787, un dimanche, le commissaire royal Pierre-Jean Duchauffour fut averti qu'un crime venait d'être commis rue Saint-Louis, proche le Palais. Seize jours auparavant, le 2 janvier, une femme Lucile Gautier était venue louer, à raison de 120 livres par an, une petite chambre où gisait maintenant, frappé de plusieurs coups de couteau, le corps d'un homme qui fut bientôt reconnu pour être celui de Louis-Pierre Hardy, maître de la Chambre des comptes de Montpellier. Millon, lieutenant criminel au Châtelet, est averti sur-le-champ; l'enquête commence, les voisins sont interrogés, un chirurgien est requis, et voici le rapport qu'il rédige et qu'il signe. Ces pièces authentiques, en quelque sorte tachées de sang ont toujours une éloquence que le neveu de M. de L** lui-même ne saurait égaler:

      «Nous, conseiller-médecin et chirurgien ordinaires du Roy en son Châtelet de Paris, de l'ordonnance de monsieur le lieutenant criminel, sur le réquisitoire de monsieur le procureur du Roy, nous sommes transporté rue Saint-Louis du Palais, maison du sieur Caban, horloger, au premier étage sur le derrière, à l'effet d'y voir et visiter le cadavre du sieur Pierre-Louis-Hardy, maître de la Chambre des Comptes de Montpellier, pour constater la cause de sa mort. L'ayant examiné extérieurement, nous luy avons remarqué: 1° une playe pénétrant jusqu'au péricrane prenant depuis le temporal gauche, s'étendant jusqu'à l'occipital; 2° une division totale de tous les tégumens, prenant son origine de la première playe désignée ci-dessus, se propageant jusqu'à l'os pariétal du côté droit; 3° une playe sur la partie moyenne de l'occipital, longue de trois travers de doigt, et ayant mis l'os à découvert; lesquelles playes ont été faites par un instrument contondant, tel qu'il soit; 4° trois playes: la première située sur le milieu du coronal, la seconde sur l'orbite droit, et la troisième sur l'orbite gauche et pénétrant toutes trois jusqu'aux os; 5° une plaie à la partie moyenne de l'os maxillaire droit, n'intéressant que la peau et le tissu cellulaire, oblique et longue de deux pouces; 6° une playe à la partie antérieure du col, large de cinq travers de doigt et longue de sept, avec lésion de la peau, des muscles, des vaisseaux, de la trachée-artère, de l'esophage, et enfin la ditte playe pénétrant jusqu'aux vertèbres du col; 7° enfin une playe à la partie antérieure et latérale de la poitrine du côté gauche, large d'un pouce, pénétrant dans la capacité de la ditte poitrine sans lésion des parties y contenues, tous accidens occasionnés par un instrument piquant, et tranchant, tel que couteau de chasse, rasoir, etc., que nous estimons avoir occasionné la cause de la mort prompte dudit sieur Hardy.

      «Fait à Paris, le dix-sept janvier mil sept cent quatre-vingt-sept.

      «DUPUIS.»

      La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu. Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'un quidam.

      Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais, Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à suivre la trace des deux coupables[1].

      [Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.]

      Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche, pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «à son de trompe par un seul cri public»; puis déclaration de la contumace, commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés, poudreux, jaunis, momifiés, dans les Registres du cy-devant Parlement de Paris en la Tournelle criminelle. Cependant Jacques Hardy était loin de France et croyait bien n'y jamais rentrer.

      En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand, de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre. Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier, il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses premières


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