Ruines et fantômes. Jules Claretie

Ruines et fantômes - Jules Claretie


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le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa vie dans un Mémoire justificatif qui, trop souvent écrit dans le style emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits, dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique, je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle moeurs n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde, je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse, effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais comme il faut subir son sort, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes. Elle ne l'a que trop prouvé.»

      Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui la chaîne, et le tolle soulevé par ce scandale se calme peu à peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant prodigue… du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite, nouveau haro. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy, logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné.

      Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait, palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo sur le point d'honneur. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme, qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts, et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire, dit-il, dans une campagne isolée mais riante; et là, savourant la solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps, depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur.

      Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche, moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées, pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son Mémoire; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville, dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge, si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant l'oreille:—Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille s'était logé dans le tube auditif: «Je le retirai avec une pince. Qui m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur dans la tête?»

      Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais venue!

      Mais, parmi les douceurs d'une vie champêtre, cette atroce pensée était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il faut en arrêter le cours. «Monnoie fait tout», disait Riquetti. Hardy connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes routes.

      A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la famille du plaideur; elle l'accompagna encore incognito lorsque, trois mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés, s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle, d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme.

      Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris. Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard, rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir.

      Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu, commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait retrouver son frère.

      La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.

      —J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On ne nous séparera pas.

      Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point. Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le détenteur de la fortune paternelle,


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