Ruines et fantômes. Jules Claretie

Ruines et fantômes - Jules Claretie


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qui allaient devenir les canons terribles du 10 août.

      Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin.

      Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi.

      Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple.

      Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries.

      Elles en savaient le chemin.

      Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait Castor et Pollux, et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première représentation des Jumeaux de Bergame, les Noces cauchoises et Jeannot ou les Battus paient l'amende, la nouvelle se répandait dans Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et repoussant devant eux l'ennemi,—tout en chantant.

      Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières.

      Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait peut-être; puis, tout à coup:

      —Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés. Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a dite:—C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les portes enfoncées!

      Et Barère redevint muet.

      LE DIX AOÛT 1792

      Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie de plusieurs siècles.

      [Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent d'une époque de lutte—la lutte contre l'empire, et c'est ce qui explique leur caractère enflammé.]

      10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution, disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que «l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le flegmatique veto royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes, souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir.

      Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était déclarée en danger. «Citoyens, la patrie est en danger!» C'étaient les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés, guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats d'Allemagne et les grenadiers prussiens.

      Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes régulières devenues patriotes.

      Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les régiments de la nation, leur criaient: «Désertez! venez à nous! à nous, brave régiment Dauphin!»

      Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri:

      —On y va!

      Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux Archives et signé Brunsvig). On se montrait les caricatures menaçantes confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux Jacoquins (Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil, proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après elle, déclaraient que Louis XVI, Louis le Faux, n'était plus roi des Français.

      Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles, ses chevaliers du poignard, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues, qui signifiaient: Venez! Il comptait et recomptait le nombre de combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir, cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa victoire et ses vengeances.

      Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient, attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose, avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais. C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la France victorieuse et libre, c'était la Marseillaise!

      La reine dit:

      —D'où vient ce bruit?

      Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses du Pauvre Jacques à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau, le Devin du village, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du château, sous les fenêtres des Tuileries:

      Allons, enfant de la patrie

       Le jour de gloire est arrivé.

      Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups d'épée, chantaient la chanson nationale,—la Marseillaise, dont les notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes d'Europe—pour que le roi, le premier, l'entendît.

      Le roi appela un valet et fit un signe.

      Le valet ferma la fenêtre.

      Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait toujours.

      Paris était bien


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