Lettres de mon moulin. Alphonse Daudet

Lettres de mon moulin - Alphonse  Daudet


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toute neuve qui s’était consacrée à l’immaculée Conception, cette belle image souriante qu’on représente les bras pendants, les mains pleines de rayons. La querelle venait de là. Il fallait voir comme ces deux bons catholiques se traitaient, eux et leurs madones :

      «Elle est jolie, ton immaculée !

      – Va-t’en donc avec ta bonne mère !

      – Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine !

      – Et la tienne, hou ! la laide ! Qui sait ce qu’elle n’a pas fait… Demande plutôt à saint Joseph.»

      Pour se croire sur le port de Naples, il ne manquait plus que de voir luire les couteaux, et ma foi, je crois bien que ce beau tournoi théologique se serait terminé par là si le conducteur n’était pas intervenu.

      «Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, dit-il en riant aux Beaucairois : tous ça, c’est des histoires de femmes, les hommes ne doivent pas s’en mêler.»

      Là-dessus, il fit claquer son fouet d’un petit air sceptique qui rangea tout le monde de son avis.

      La discussion était finie ; mais le boulanger, mis en train, avait besoin de dépenser le restant de sa verve, et, se tournant vers la malheureuse casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui vint d’un air goguenard :

      «Et ta femme, à toi, rémouleur ?… Pour quelle paroisse tient-elle ?»

      Il faut croire qu’il y avait dans cette phrase une intention très comique, car l’impériale tout entière partit d’un gros éclat de rire… Le rémouleur ne riait pas, lui. Il n’avait pas l’air d’entendre. Voyant cela, le boulanger se tourna de mon côté :

      «Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur ? une drôle de paroissienne, allez ! Il n’y en a pas deux comme elle dans Beaucaire.»

      Les rires redoublèrent. Le rémouleur ne bougea pas ; il se contenta de dire tout bas, sans lever la tête : «Tais-toi, boulanger.»

      Mais ce diable de boulanger n’avait pas envie de se taire, et il reprit de plus belle :

      «Viédase ! Le camarade n’est pas à plaindre d’avoir une femme comme celle-là… Pas moyen de s’ennuyer un moment avec elle… Pensez donc ! une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a toujours quelque chose à vous raconter quand elle revient… C’est égal, c’est un drôle de petit ménage… Figurez-vous, monsieur, qu’ils n’étaient pas mariés depuis un an, paf ! voilà la femme qui part en Espagne avec un marchand de chocolat.

      «Le mari reste seul chez lui à pleurer et à boire… Il était comme fou. Au bout de quelque temps, la belle est revenue dans le pays, habillée en Espagnole avec un petit tambour à grelots. Nous lui disions tous :

      «– Cache-toi ; il va te tuer.»

      «Ah ! ben oui ; la tuer… Ils se sont remis ensemble bien tranquillement, et elle lui a appris à jouer du tambour de basque.»

      Il y eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la tête, le rémouleur murmura encore :

      «Tais-toi, boulanger.»

      Le boulanger n’y prit pas garde et continua :

      «Vous croyez peut-être, monsieur, qu’après son retour d’Espagne la belle s’est tenue tranquille… Ah ! mais non… Son mari avait si bien pris la chose ! Ça lui a donné envie de recommencer… Après l’Espagne, ç’a été un officier, puis un marinier du Rhône, puis un musicien, puis un… Est-ce que je sais ? Ce qu’il y a de bon, c’est que chaque fois c’est la même comédie. La femme part, le mari pleure ; elle revient, il se console. Et toujours on la lui enlève, et toujours il la reprend… Croyez-vous qu’il a de la patience, ce mari-là ! Il faut dire aussi qu’elle est crânement jolie, la petite rémouleuse… un vrai morceau de cardinal : vive, mignonne, bien roulée ; avec ça, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en riant. Ma foi ! mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire…

      – Oh ! tais-toi, boulanger, je t’en prie…», fit encore une fois le pauvre rémouleur avec une expression de voix déchirante.

      A ce moment, la diligence s’arrêta. Nous étions au mas des Anglores. C’est là que les deux Beaucairois descendaient, et je vous jure que, je ne les retins pas… Farceur de boulanger ! Il était dans la cour du mas qu’on l’entendait rire encore.

      Ces gens-là partis, l’impériale sembla vide. On avait laissé le Camarguais à Arles ; le conducteur marchait sur la route à côté de ses chevaux… Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi, chacun dans notre coin, sans parler. Il faisait chaud ; le cuir de la capote brûlait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde ; mais impossible de dormir. J’avais toujours dans les oreilles ce «Tais-toi, je t’en prie», si navrant et si doux… Ni lui non plus, le pauvre homme ! il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses épaules frissonner, et sa main – une longue main blafarde et bête – trembler sur le dos de la banquette, comme une main de vieux. Il pleurait…

      «Vous voilà chez vous, Parisien !» me cria tout à coup le conducteur ; et du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin piqué dessus comme un gros papillon.

      Je m’empressai de descendre. En passant près du rémouleur, j’essayai de regarder sous sa casquette ! j’aurais voulu le voir avant de partir. Comme s’il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement la tête, et, plantant son regard dans le mien :

      «Regardez-moi bien, l’ami, me dit-il d’une voix sourde, et si un de ces jours vous apprenez qu’il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.»

      C’était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La haine, c’est la colère des faibles… Si j’étais rémouleuse, je me méfierais…

      Le secret de Maître Cornille

      Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m’a raconté l’autre soir un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a quelque vingt ans. Le récit du bonhomme m’a touché, et je vais essayer de vous le redire tel que je l’ai entendu.

      Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis devant un pot de vin tout parfumé, et que c’est un vieux joueur de fifre qui vous parle.

      «Notre pays, mon bon monsieur, n’a pas toujours été un endroit mort et sans refrains comme il est aujourd’hui. Autretemps, il s’y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas nous apportaient leur blé à moudre… Tout autour du village, les collines étaient couvertes de moulins à vent. De droite et de gauche, on ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins ; et toute la semaine c’était plaisir d’entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia, hue ! des aides-meuniers… Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes. Là-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d’or. Moi, j’apportais mon fifre, et jusqu’à la noire nuit on dansait des farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre pays.

      «Malheureusement, des Français de Paris eurent l’idée d’établir une minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau ! Les gens prirent l’habitude d’envoyer leurs blés aux minotiers, et les pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pendant quelque temps ils essayèrent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l’un après l’autre, pécaïre ! ils furent tous obligés de fermer… On ne vit plus venir les petits ânes… Les belles meunières vendirent leurs croix d’or… Plus de muscat ! Plus de farandole !… Le mistral avait beau souffler, les ailes restaient immobiles… Puis, un beau jour, la commune fit jeter toutes ces masures


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