Le côté de Guermantes. Marcel Proust
de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour.
J’aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l’imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans l’atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d’autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui d’habitude m’échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout haut, penser d’une manière mouvementée, extérieure, qui n’était qu’un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d’aventures, stérile et sans vérité, où la duchesse, tombée dans la misère, venait m’implorer, moi qui étais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j’avais passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je dirais à la duchesse en l’accueillant sous mon toit, la situation restait la même ; j’avais, hélas, dans la réalité, choisi précisément pour l’aimer la femme qui réunissait peut-être le plus d’avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle était aussi riche que le plus riche qui n’eût pas été noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant d’elle ; mais si même j’avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l’eût pas remarquée, ou l’aurait attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet je n’aurais pu réussir à cesser d’aller sur sa route qu’en m’arrangeant à être dans l’impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d’être pendant un instant l’objet de son attention, la personne à qui s’adressait son salut, ce besoin-là était plus fort que l’ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m’éloigner pour quelque temps ; je n’en avais pas le courage. J’y songeais quelquefois. Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j’étais dingo. Elle n’aimait pas cela, elle disait que je « balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu’elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que cela ne m’était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu’elle traduisait en disant que « le voulu ne m’allait pas ». Je n’aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce n’était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus près d’elle que je ne l’étais le matin dans la rue, solitaire, humilié, sentant que pas une seule des pensées que j’aurais voulu lui adresser n’arrivait jamais jusqu’à elle, dans ce piétinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m’avancer en rien, si j’allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu’un qu’elle connût, qu’elle sût difficile dans le choix de ses relations et qui m’appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d’elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu’un grâce à qui, en tout cas, rien que parce que j’envisagerais avec lui s’il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprès d’elle, je donnerais à mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu’elle faisait durant la vie mystérieuse de la « Guermantes » qu’elle était, cela, qui était l’objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en œuvre quelqu’un à qui ne fussent pas interdits l’hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ?
L’amitié, l’admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient imméritées et m’étaient restées indifférentes. Tout d’un coup j’y attachai du prix, j’aurais voulu qu’il les révélât à Mme de Guermantes, j’aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu’on est amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu’on possède, on voudrait pouvoir les divulguer à la femme qu’on aime, comme font dans la vie les déshérités et les fâcheux. On souffre qu’elle les ignore, on cherche à se consoler en se disant que justement parce qu’ils ne sont jamais visibles, peut-être ajoute-t-elle à l’idée qu’elle a de vous cette possibilité d’avantages qu’on ne sait pas.
Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été deux fois sur le point de rompre. Il m’avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour où il avait quitté Balbec, le nom m’avait causé tant de joie quand je l’avais lu sur l’enveloppe de la première lettre que j’eusse reçue de mon ami. C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l’aurait fait croire, une de ces petites cités aristocratiques et militaires, entourées d’une campagne étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée sonore intermittente qui – comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas – révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre, que l’atmosphère même des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence. Elle n’était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand’mère et coucher dans mon lit. Aussitôt que je l’eus compris, troublé d’un douloureux désir, j’eus trop peu de volonté pour décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derrière lui, l’âme dépourvue d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune grand’mère n’attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu’un qui, ayant cessé de penser à ce qu’il veut, a l’air de savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l’hôtel où je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l’attendis à la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’où, à chaque instant, car c’était six heures du soir, des hommes sortaient deux