Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
dure; d’autres agaçaient un énorme bouledogue qui leur répondait par de furieux aboiements.
Camille ne s’arrêta point à ces bagatelles de la porte. Elle fendit l’attroupement et elle arriva au pied de l’escalier à claire-voie, juste au même moment que deux jeunes gens, qui avaient l’air d’être un peu lancés, deux viveurs mondains venus là par fantaisie excentrique, après avoir dîné dans un cabaret à la mode, fort loin de la place du Trône.
Ils s’arrêtèrent ébahis en apercevant Camille que le désordre de sa toilette n’enlaidissait pas du tout et quoiqu’ils la prissent peut-être pour une fille, ils s’effacèrent pour la laisser passer.
Elle franchit lestement les marches vermoulues de l’escalier branlant, et à peine arrivée sur l’estrade, elle courut droit à l’entrée du théâtre gardée par une vieille édentée qui recevait le prix des places et qui lui dit d’une voix de rogomme:
– C’est dix sous les premières, ma petite dame.
Camille mit la main à sa poche, n’y trouva rien et fit un geste désespéré, en se rappelant qu’elle n’avait pas pensé à se munir d’une pièce blanche pour courir après les vingt mille francs de son père.
La vieille comprit cette pantomime et reprit en ricanant:
– On n’entre pas à l’œil, ma belle. Faites-vous payer le spectacle par ces messieurs.
Elle désignait les jeunes gens qui étaient montés derrière Camille.
– Voilà pour trois, dit le plus grand des deux, en jetant une pièce de cinq francs dans la sébile, à moitié pleine de gros sous.
Camille ne le remercia même pas et elle entra précipitamment, sans se préoccuper de voir si les deux élégants la suivaient. Les places vides ne manquaient pas. Elle alla s’asseoir sur la première banquette, tout près d’une bande joyeuse de commis de magasin et de demoiselles de comptoir qui mangeaient des oranges et qui parlaient très haut.
C’était l’élite des spectateurs, car il n’y avait guère là que des ouvriers en blouse, des gavroches mal peignés, des troupiers et des bonnes.
L’assemblée était houleuse. Aux premières, on riait bruyamment; aux secondes, on braillait; aux troisièmes, on imitait le coq et d’autres animaux. Mais les cris qui dominaient, c’était: «Zig-Zag! En scène Zig-Zag! ous qu’il est donc le faigniant? il s’aura cavalé pour aller voir sa connaissance… Tais donc ton bec! elle est à montrer ses mollets sur l’estrade, sa connaissance… c’est celle qu’a une badine à la main…»
Ces dialogues à la volée se croisaient dans l’air empesté par la fumée des quinquets et la scène restait vide. Évidemment, Zig-Zag était le favori de ce public forain et Zig-Zag était en retard; Zig-Zag manquait à son devoir d’artiste.
Camille, abasourdie par ce vacarme, s’avisa pour la première fois de réfléchir à ce qu’elle avait fait en se jetant à l’étourdie dans la baraque. Le voleur y était entré, mais comment le retrouver parmi cette foule? Elle se dit cependant que, puisqu’il avait la clé de la porte des coulisses, il devait faire partie de la troupe. Elle eut même le soupçon que ce pouvait être le Zig-Zag dont le nom était dans toutes les bouches et qui se faisait attendre.
Mais elle commençait à avoir honte de se trouver là dans un négligé qui attirait déjà l’attention de ses voisines, et elle se reprenait à penser qu’elle eût mieux fait de rester près de son père, qu’elle avait laissé étendu sur le parquet du petit salon, et qui ne s’était peut-être pas relevé de sa chute. Elle se mit à maudire le premier mouvement qui l’avait lancée sur les traces du voleur, et, avec la vivacité d’impressions qui était son plus grand défaut, elle se décida à sortir.
En se retournant, elle vit que le jeune homme qui avait payé pour elle avait pris place avec son ami sur la seconde banquette, et elle entendit ces mots échangés à demi-voix:
– Elle est belle comme on ne l’est pas.
– Je ne dis pas le contraire, mais elle a tout l’air d’une coureuse.
Le rouge monta au visage de Camille, et, au lieu de se lever pour partir, elle fit volte-face au moment où ces messieurs qui causaient entre eux, la tête basse, allaient, en se redressant, se trouver nez à nez avec elle.
Le pitre qu’elle avait vu parader sur l’estrade entra en scène, s’avança en saluant gauchement, ouvrit une bouche fendue jusqu’aux oreilles et commença ainsi:
– Mesdames et messieurs, nous allons continuer les exercices par «tête en avant», un nouveau tour de M. Zig-Zag, premier sauteur des deux mondes. Ce grand artiste, retardé par une affaire importante, va paraître enfin…
– Quelle affaire? crièrent des voix.
– Il est allé boire un litre, répondit le jocrisse avec un sérieux parfait.
Et il s’éclipsa, poursuivi par les huées des spectateurs.
– Ce Zig-Zag n’est pas l’homme que je cherche, pensa Camille. Mon voleur n’aurait pas eu le temps de s’habiller en clown. N’importe! je veux le voir.
Presque aussitôt, lancé de la coulisse comme un boulet de canon, Zig-Zag traversa la scène, en tournant sur lui-même avec une rapidité vertigineuse. Ce tourbillon scintillait comme un miroir à prendre les alouettes.
– C’est lui! murmura la jeune fille; ce sont les paillettes de son costume qui brillaient dans l’ombre et qui m’ont écorché les doigts quand j’ai essayé de le saisir.
Camille avait encore sous les ongles de petits fragments de paillon. Elle ne douta plus.
Elle attendit pourtant. Elle voulait voir les mains, sûre qu’elle était de reconnaître le voleur à la longueur démesurée et à la forme particulière de son pouce.
Et en se demandant encore une fois comment ce coquin s’y était pris pour être si vite prêt, elle se souvint qu’au moment où elle le poursuivait, il portait un pardessus en caoutchouc. Il n’avait eu qu’à l’ôter pour entrer en scène dans le costume de son rôle.
Il ne restait plus à Camille qu’à crier, dès qu’il cesserait de tourner: «C’est lui qui a volé mon père!» Elle était résolue à affronter le scandale et le danger du tumulte que ne manquerait pas de provoquer cette interpellation inattendue.
Zig-Zag s’arrêta enfin et vint se planter juste en face d’elle, tout près des quinquets qui tenaient lieu de rampe à ce théâtre de la Foire.
Camille vit alors que Zig-Zag était masqué comme l’Arlequin de l’ancienne comédie italienne. Un loup de soie noire collé sur le haut de son visage ne laissait à découvert que sa bouche souriante, ses dents blanches, son menton rasé de frais, son cou bien attaché et un bout de maillot rose, tout parsemé de clinquant argenté.
Les yeux brillaient à travers les trous du masque et Camille crut remarquer qu’ils se fixaient sur elle.
Mais ce n’était pas la figure du clown qui l’intéressait. Elle cherchait ses mains, et elle s’aperçut avec stupéfaction que l’illustre sauteur était emprisonné, depuis les pieds jusqu’aux épaules, dans un sac de toile pailleté comme le maillot. Il y avait fourré ses bras, qui se trouvaient collés à son corps.
Invisibles, ses mains; invisibles, aussi ses chaussures, qui devaient porter les marques laissées par une course sur le macadam boueux du boulevard Voltaire.
Avait-il imaginé de s’envelopper ainsi pour dérouter la jeune fille qui venait de lui donner la chasse? Elle reconnut bientôt que le désir d’échapper à une reconnaissance n’y était pour rien.
Cet accoutrement était indispensable à Zig-Zag pour exécuter son fameux tour qui consistait à bondir, avec un élan prodigieux, à tomber perpendiculairement sur le sommet du crâne, à se remettre debout par un saut de carpe et à recommencer ainsi une douzaine de fois de suite.
Le sac