Double-Blanc. Fortuné du Boisgobey
une fois pris dans l’engrenage judiciaire, Hervé n’aurait plus de loisirs. Déplaisante perspective pour un fiancé, et plus déplaisante encore pour un homme hanté par le souvenir d’une ancienne passion.
Tandis que s’il gardait pour lui seul l’espèce de secret que le hasard lui avait livré, il resterait le maître d’en user comme il voudrait, sans déranger son existence.
Toutes réflexions faites, il prit le parti de ne parler de sa trouvaille à personne, pas même à Alain qui n’aurait pu lui être d’aucune utilité, car le gars n’était pas assez Parisien pour l’aider à découvrir les rues auxquelles se rapportaient les indications écrites sur le carnet, et il ne savait probablement pas ce que c’était que le chantage.
Une fois résolu à se taire et à faire son enquête tout seul, Hervé se sentit soulagé. Il avait en horreur l’indécision et pour qu’il eût délibéré si longtemps, il fallait que le cas fût particulièrement épineux. Maintenant que son dessein était arrêté dans sa tête, il n’avait plus qu’à l’exécuter et il n’était pas homme à en changer. La persévérance est une vertu bretonne.
Il ne lui restait plus qu’à prendre un repos bien gagné, car il était à l’âge où le sommeil ne perd jamais ses droits et il avait bonne envie de dormir.
Il serra précieusement dans son secrétaire l’agenda mystérieux et l’épître du domino blanc, – ses armes pour entrer en campagne. Puis, cela fait, il acheva de se déshabiller, non sans inspecter les poches de ses autres vêtements, à seule fin de s’assurer qu’on n’y avait rien fourré à son insu.
Il en était venu à se prendre pour une boîte aux lettres et il y avait bien de quoi, après ce qui lui était arrivé au bal de l’Opéra.
Mais il ne trouva que les louis qu’il avait emportés et il se mit au lit en songeant à l’emploi de sa journée du lendemain: une réponse à écrire et à adresser, poste restante, aux initiales indiquées par la blonde inconnue, et une visite à faire boulevard Malesherbes, à M. de Bernage et à sa fille. Il y allait régulièrement prendre le thé à cinq heures et assez souvent on le retenait à dîner. Le matin, il déjeunait au restaurant, presque toujours avec Ernest Pibrac, après quoi il s’établissait au cercle, à moins que le temps ne permît la promenade au bois de Boulogne.
C’était, dans toute la force du terme, la vie désœuvrée, et cette vie-là laisse beaucoup de place à l’imprévu.
Le dernier des Scaër n’en avait pas fini avec les incidents inattendus.
Il s’endormit pourtant comme si rien n’eût menacé sa tranquillité et il ne fit pas de mauvais rêves.
Il revit en songe la fée du dolmen et même Héva Nesbitt, mais il revit aussi Solange de Bernage, radieuse de beauté, qui souriait en lui montrant du doigt le vieux manoir de Trégunc, et les fantômes du passé s’évanouirent.
II. On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras…
On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras.
Celle du carnaval de 1870 fut la dernière et, favorisée par un temps superbe, elle charma les Parisiens, les mêmes qui, quatre mois plus tard, criaient: à Berlin! et qui, au commencement de l’année suivante, mangeaient du cheval sous le feu des canons prussiens.
L’après-midi du Dimanche gras, vers quatre heures, la foule inondait les boulevards.
On attendait le cortège.
Il y avait des curieux à toutes les fenêtres et des sonneurs de trompe à toutes les encoignures occupées par des cabarets. Aux fanfares des cuivres répondaient les mugissements des cornets à bouquin. C’était à se boucher les oreilles et les gens paisibles avaient beaucoup de peine à se tirer de cette cohue.
Vu d’en haut, le tableau était amusant.
Hervé, qui était venu très tard déjeuner chez Tortoni, dans le salon du premier étage, s’était accoudé, pour fumer son cigare, à une fenêtre où se pressaient d’autres habitués du célèbre café qui fait l’angle de la rue Taitbout.
Pibrac y avait déjeuné aussi, quoi qu’il se fût abominablement grisé au Grand-Quinze, mais il ne paraissait pas encore très bien remis des excès de ce souper auquel son ami Scaër avait refusé de prendre part, et il parlait fort peu, contre son habitude.
Avant de sortir, Hervé avait écrit à son inconnue, mais il s’était dispensé de lui donner son adresse, parce qu’il ne se fiait qu’à demi à la promesse de ne pas venir le relancer à l’hôtel du Rhin. Il lui avait seulement annoncé qu’il passerait, lui, tous les jours, à quatre heures, au marché aux fleurs de la Madeleine et qu’il ne tiendrait qu’à elle de l’y rencontrer.
La lettre était partie et, pour peu que la dame se hâtât d’aller la réclamer à la poste, elle pourrait, dès le lendemain, se trouver au rendez-vous quotidien qu’il lui assignait.
Quant au fameux carnet, Hervé n’avait pas pu se décider à s’en séparer. Il le portait sur lui, dans une poche de sûreté, bien cachée et bien fermée.
Le sommeil avait modifié ses idées. Il tenait moins à éclaircir un mystère qui, en somme, je ne l’intéressait pas personnellement. Il tenait toujours à revoir la femme au domino blanc qui devait lui donner des nouvelles d’Héva Nesbitt. Mais il n’avait pas oublié sa fiancée et il lui tardait qu’il fût l’heure de se présenter chez elle.
Il pensait même à lui dire qu’il était allé au bal de l’Opéra. M. de Bernage pouvait l’y avoir aperçu, et mieux valait confesser cette innocente fredaine que d’attendre que le père en parlât à sa fille. Ce père ne devait pas être disposé à se vanter de s’être affublé d’un faux nez; mais tout arrive, et Hervé n’avait peut-être pas tort de vouloir prendre les devants.
Le cortège était en vue. De ce pas majestueux et lent qui convient à un triomphateur, le bœuf descendait la pente du boulevard Montmartre.
Il s’avançait, précédé d’un escadron de mousquetaires Louis XIII, montés sur des chevaux de troupe, et suivi par un char monumental qui portait tous les dieux de l’Olympe, y compris le Temps, armé de la faux classique.
Un si beau spectacle avait mis sur pied un bon tiers de la population de la ville-lumière et, à l’approche de la cavalcade, les badauds qui encombraient la chaussée refluaient sur les trottoirs.
Hervé attendait que le torrent se fût écoulé pour s’acheminer vers l’hôtel de Bernage et il allait se retirer de la fenêtre, lorsque Pibrac lui dit en lui poussant le coude:
– Regarde donc, là… au-dessous de nous, ton futur beau-père qui essaie de grimper sur le perron de l’établissement; il nous a vus et il voudrait nous rejoindre… Il aura de la peine à arriver jusqu’ici, à travers cette foule, mais il est capable d’y réussir… et je ne te cacherai pas que ce financier m’ennuie. Tu es obligé de le supporter, mais moi, qui n’épouserai pas sa fille, je vais me réfugier dans le salon du fond. J’y ai aperçu des amis qui ne demandent qu’à me régaler d’un punch au kirsch et j’ai soif.
Il le fit comme il le disait et Scaër ne chercha point à le retenir, car il redoutait les intempérances de langage de ce viveur qui, du reste, n’était pas dans les bonnes grâces de M. de Bernage. Scaër descendit au rez-de-chaussée pour épargner au père de sa promise la peine de monter et il le rencontra au bas de l’escalier.
Ce millionnaire – qui ne l’avait pas toujours été – payait de mine et personne ne l’aurait pris pour un parvenu. Grand, large d’épaules et possédant ce qu’on appelle une belle prestance, il pouvait aussi prétendre en belle tête, comme on disait jadis. Sa physionomie, sans être sympathique, n’était pas déplaisante. Il avait l’air et les façons d’un gentleman d’outre-Manche, quoiqu’il ressemblât beaucoup moins à un Anglais qu’à un Arabe, avec son teint basané, ses dents blanches et ses grands yeux noirs pleins de feu.
Il