Sapho. Alphonse Daudet
S’interrompant tout à coup :
– Voilà votre poète…
– Où donc ?
– Devant vous… en marié de village…
Le jeune homme eut un « Oh ! » désappointé. Son poète ! Ce gros homme, suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot… Les grands cris désespérés du Livre de l’Amour lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne lisait jamais sans un petit battement de fièvre ; et tout haut, machinalement, il murmurait :
Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,
Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines…
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare :
– Que dites-vous là ?
C’étaient des vers de La Gournerie ; il s’étonnait qu’elle ne les connût pas.
« Je n’aime pas les vers… » fit-elle d’un ton bref ; et elle restait debout, le sourcil froncé, regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une décision qui lui coûtait : « Bonsoir… » et elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. « Qu’est-ce qu’elle a ?… Que lui ai-je dit ?… » Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans le bal, moins troublé du départ de l’égyptienne que de toute cette foule qu’il devait traverser pour gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations le rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus ; quelques couples çà et là, acharnés aux dernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une petite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées d’air matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobèches éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des cafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette ; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.
C’étaient des cris, des appels féroces, le « Pil… ouit » du faubourg répondant au « You you you you » en crécelle des filles d’Orient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu’on entraînait d’une caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque bras : « Mais où êtes-vous donc ?… Je vous cherche partout… j’ai une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez bien… Elle m’envoie vous chercher. Venez vite… » et il repartit en courant.
Le pifferaro avait soif ; puis l’ivresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille : « N’y va pas… »
Celle de tout à l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi ? Ce n’était pas l’attrait de cette femme ; il l’avait à peine regardée, et l’autre là-bas qui l’appelait, dressant les couteaux d’acier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse d’un désir.
N’y va pas !…
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.
« Chez vous, ou chez moi ?… » demanda-t-elle. Sans bien s’expliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher ; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait très petites et glacées ; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire qu’elle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure.
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre étages à monter, c’était haut et dur. » Voulez-vous que je vous porte ?… » dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa d’un lent regard, méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et clairement disait : « Pauvre petit… »
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano ; le souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée : « Oh ! m’ami, que c’est bon… qu’on est bien… » Et les dernières marches, qu’il grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce n’était plus une femme qu’il portait, mais quelque chose de lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque d’un écrasement brutal.
Arrivés sur l’étroit palier : « Déjà… » dit-elle en ouvrant les yeux. Lui pensait : « Enfin !… » mais n’aurait pu le dire, très pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.
Toute leur histoire, cette montée d’escalier dans la grise tristesse du matin.
Chapitre 2
Il la garda deux jours ; puis elle partit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin. Pas d’autre renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci : « Quand vous me voudrez, appelez-moi… je serai toujours prête… »
La toute petite carte, élégante, odorante, portait :
FANNY LEGRAND
6, rue de l’Arcade
Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des Affaires étrangères et le programme enluminé et fantaisiste de la soirée de Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de l’année ; et le souvenir de la femme, resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et léger parfum, s’évapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux, travailleur, se méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.
L’examen, ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait que trois mois pour le préparer. Après, viendrait un stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire ; puis il s’en irait quelque part, très loin. Cette idée d’exil ne l’effrayait pas ; car une tradition chez les Gaussin d’Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l’aîné des fils suivît ce qu’on appelle la carrière, avec l’exemple, l’encouragement et la protection morale de ceux qui l’y avaient précédé. Pour ce provincial, Paris n’était que la première escale d’une très longue traversée, ce qui l’empêchait de nouer aucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.
Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que Gaussin,