Sapho. Alphonse Daudet
je ne vous dérangerai pas… je sais ce que c’est…
Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du monde, s’installa et ne bougea plus, absorbée en apparence par sa lecture ; mais, chaque fois qu’il levait les yeux, il rencontrait son regard.
Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et d’un grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa taille dans cette robe d’une correction toute parisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de fille d’égypte.
Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la même voix serrée d’émotion.
– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, lui disait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière… Si tu crois !… Tous les matins en m’en allant de chez toi, je jure de ne plus venir ; puis ça me reprend, le soir, comme une folie.
Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu’il avait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût de leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièreté d’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi s’étonnait-il de trouver en Fanny une douceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité – sur les bourgeoises qu’il rencontrait en province chez sa mère – d’un frottis d’art, d’une connaissance de toutes choses, qui rendaient les causeries intéressantes et variées.
Puis elle était musicienne, s’accompagnait au piano et chantait, d’une voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout un répertoire.
Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se plaisent ceux de son pays, s’exaltait par le son aux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il s’étonnait qu’elle ne fût pas dans un théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté au Lyrique.
– Mais pas longtemps… Je m’ennuyais trop…
En elle effectivement rien de l’étudié, du convenu de la femme de théâtre ; pas l’ombre de vanité ni de mensonge. Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère gardé même aux heures de passion, et que son amant n’essayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule, ignorant encore la sensation de l’attente, ces grands coups à pleine poitrine qui sonnent le désir et l’impatience.
De temps en temps, l’été étant très beau cette année-là, ils s’en allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour qu’il lui proposait d’aller aux Vaux-de-Cernay.
– Non, non… pas là… il y a trop de peintres…
Et cette antipathie des artistes, il se rappela qu’elle avait été l’initiation de leur amour. Comme il en demandait la raison :
– Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a… Ils m’ont fait beaucoup de mal…
Lui protestait :
– Pourtant, l’art, c’est beau… Rien de tel pour embellir, élargir la vie.
– Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’est d’être simple et droit comme toi, d’avoir vingt ans et de bien s’aimer…
Vingt ans ! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.
Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, resté libre au bout d’une grange où dormaient des maçons.
– Allons-y, dit-elle en riant… ça me rappellera mon temps de misère.
Elle avait donc connu la misère.
Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond d’une niche sur la muraille ; et toute la nuit serrés l’un contre l’autre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.
Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas du large portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue, pendant qu’une voix enrouée criait : « Ohé ! la coterie… » Puis il se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d’une chambrée qui s’éveille ; et lourds, silencieux, les Limousins s’en allèrent, un par un, sans se douter qu’ils avaient dormi près d’une belle fille.
Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses cheveux en hâte : « Reste là… je reviens… » Elle rentrait au bout d’un moment avec une énorme brassée de fleurs des champs inondées de rosée. « Maintenant dormons… » dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale qui ravivait l’atmosphère autour d’eux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie qu’à cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.
Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-d’Avray devant l’étang. Un matin d’automne enveloppait de brume l’eau calme, la rouille des bois en face d’eux ; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils s’embrassaient en mangeant des ablettes. Tout à coup, d’un pavillon rustique branché dans le platane au pied duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise appela : « Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter… » Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans l’embrasure en rondins du chalet.
– J’ai bien envie de descendre déjeuner avec vous… Je m’ennuie comme un hibou dans mon arbre…
Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre ; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à sa table.
Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusqu’au veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal de Déchelette.
Mais ce qui le surprit et même l’embarrassait un peu, ce fut le ton d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il l’appelait Fanny, la tutoyait.
– Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec Morateur. Ça m’a laissé assez tranquille les premiers temps… Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me suis senti faignant comme tout… Impossible de travailler… Alors j’ai lâché mon groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quand on est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte…
Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les cheveux bouclés avaient le ton du sauternes dans les verres :
– Est-ce beau, la jeunesse !… Pas de danger qu’on le lâche,