Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse  Daudet


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lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la cage des singes au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et les expressions de l’amour humain. Le restaurant aussi l’ennuyait, ce repas qu’il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande salle encombrée d’étudiants, d’élèves des Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaître avaient l’habitude de sa figure, depuis un an qu’il mangeait là.

      Il rougissait – en poussant la porte – de tous ces yeux tournés vers Fanny, entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une femme ; et il craignait aussi la rencontre d’un de ses chefs du ministère ou de quelqu’un de son pays. Puis la question d’économie.

      – Que c’est cher !… disait-elle chaque fois, emportant et commentant la petite note du dîner… Si nous étions chez nous, j’aurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-là.

      – Eh bien, qui nous empêche ?…

      Et l’on se mit en quête d’une installation.

      C’est le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du « home » qu’ont mis en eux l’éducation familiale et la tiédeur du foyer.

      L’appartement de la rue d’Amsterdam fut loué tout de suite et trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, – la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie où montaient d’une taverne anglaise des odeurs de rinçure et de chlore, – la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets d’arrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de l’Ouest développant en face ses toitures en vitrage couleur d’eau sale. L’avantage, c’était de savoir le train à sa porte, et Saint-cloud, Ville-d’Avray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé, ruisselante et triste sous le crépitement des pluies d’hiver, mais où l’on serait très bien l’été pour dîner au bon air, comme dans un chalet de montagne.

      On s’occupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet d’installation, tante Divonne, qui était comme l’intendante de la maison, envoya l’argent nécessaire ; et sa lettre annonçait en même temps le prochain arrivage d’une armoire, d’une commode, et d’un grand fauteuil canné, tirés de la « Chambre du vent » à l’intention du Parisien.

      Cette chambre, qu’il revoyait au fond d’un couloir de Castelet, toujours inhabitée, les volets clos attachés d’une barre, la porte fermée au verrou, était condamnée, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaque génération d’habitants reléguait au passé devant les acquisitions nouvelles.

      Ah ! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le fauteuil canné, et que des jupons de surah, des pantalons à manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet se trouvait perdu dans les mille petites joies de l’installation.

      C’était si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes courses, serrés au bras l’un de l’autre, et de s’en aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle à manger, – le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout, les yeux fermés ; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une expérience marchandeuse.

      Elle connaissait les maisons où l’on avait à prix de fabrique une batterie de cuisine complète pour petit ménage, les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du matin ; jamais de cuivre, c’est trop long à nettoyer. Six couverts de métal avec la cuillère à potage et deux douzaines d’assiettes en faïence anglaise, solide et gaie, tout cela compté, préparé, emballé comme une dînette de poupée. Pour les draps, serviettes, linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le représentant d’une grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait à tant par mois ; et toujours à guetter les devantures, en quête de ces liquidations, de ces débris de naufrage que Paris amène continuellement dans l’écume de ses bords, elle découvrait au boulevard de Clichy l’occasion d’un lit superbe, presque neuf, et large à y coucher en rang les sept demoiselles de l’ogre.

      Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions ; mais il ne s’entendait à rien, ne sachant dire non, ni s’en aller les mains vides. Entré chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien qu’elle lui avait signalé, il rapportait en guise de l’objet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques, bien inutile puisqu’ils n’avaient pas de salon.

      – Nous le mettrons dans la véranda… disait Fanny pour le consoler.

      Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place d’un meuble ; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au plafond quand on s’apercevait que malgré toutes les précautions, malgré la liste très complète des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose d’oublié.

      Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on qu’ils allaient se mettre en ménage sans râpe à sucre !….

      Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à la lampe neuve, quelle bonne soirée que celle de l’installation, la revue minutieuse des trois pièces avant de se coucher, et comme elle riait en l’éclairant pendant qu’il verrouillait la porte :

      – Encore un tour, encore… ferme bien… Soyons bien chez nous…

      Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son travail, il rentrait vite, pressé d’être arrivé, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras et qui s’étaient trouvés de fort jolies anciennes choses ; l’armoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence, familière à ses yeux d’enfant, de ces vieilleries démodées lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur dont il était à goûter le bien-être.

      Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, « sur le pont », comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie, mais taillée sur un patron de bon faiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, les manches retroussées, un grand tablier blanc ; car elle faisait elle-même leur cuisine et se contentait d’une femme de ménage pour les grosses besognes qui gercent les mains ou les déforment.

      Elle s’y entendait même très bien, savait une foule de recettes, plats du Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons populaires que, le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière la porte refermée de la cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.

      En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc de la véranda ; et Gaussin, les pieds au feu, étalé dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare et les employés courbés à écrire sous la lumière blanche de grands réflecteurs.

      Il était bien, se laissait bercer. Amoureux ? Non ; mais reconnaissant de l’amour dont on l’enveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte – dont il riait maintenant – d’un acoquinement, d’une entrave quelconque ? Est-ce que sa vie n’était pas plus propre que lorsqu’il allait de fille en fille, risquant sa santé ?

      Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny était prévenue ; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, d’une fatalité lointaine, mais inéluctable. Restait le grand chagrin qu’ils auraient chez lui en apprenant qu’il ne vivait pas seul, la colère de son père si rigide et si prompt.

      Mais


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