Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse  Daudet


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où il était venu l’année d’avant assister avec toute la jeunesse à l’inauguration d’un buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier du quartier Latin, l’auteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal ! L’étrange accent que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures ! et comme elle lui semblait menteuse et lugubre, l’histoire de l’étudiante et de son petit ménage, maintenant qu’il en savait les tristes dessous, qu’il avait appris par Déchelette l’affreux surnom donné à ces mariages du trottoir.

      Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort, l’effrayait. Il revint sur ses pas, frôlant des blouses qui rôdaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupes sordides à la porte de bouges dont les vitres dépolies découpaient de grandes lumières de lanterne magique où des couples passaient, s’embrassaient… Quelle heure ?… Il se sentait brisé, comme une recrue à la fin de l’étape ; et de sa douleur assourdie, tombée dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh ! se coucher, dormir… Puis au réveil, froidement, sans colère, il dirait à la femme : « Voilà… je sais qui tu es… Ce n’est pas ta faute ni la mienne ; mais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Séparons-nous… » Et pour se mettre à l’abri de ses poursuites, il irait embrasser sa mère et ses sœurs, secouer au vent du Rhône, au libre et vivifiant mistral, les souillures et l’effroi de son mauvais rêve.

      Elle s’était couchée, lasse d’attendre, et dormait en plein sous la lampe, un livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne l’éveilla pas ; et debout près du lit, il la regardait curieusement comme une femme nouvelle, une étrangère qu’il aurait trouvée là. Belle, oh ! belle, les bras, la gorge, les épaules, d’un ambre fin, solide, sans tache ni fêlure. Mais sur ces paupières rougies, – peut-être le roman qu’elle lisait, peut-être l’inquiétude, l’attente, – sur ces traits détendus dans le repos et que ne soutenait plus l’âpre désir de la femme qui veut être aimée, quelle lassitude, quels aveux ! Son âge, son histoire, ses bordées, ses caprices, ses collages, et Saint-Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait, s’étalait ; et les meurtrissures violettes du plaisir et de l’insomnie, et le pli de dégoût affaissant la lèvre inférieure, usée, fatiguée comme une margelle où tout le communal est venu boire, et la bouffissure commençante qui délie les chairs pour les rides de la vieillesse.

      Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela, c’était grand, c’était sinistre ; un champ de bataille à la nuit, avec toute l’horreur qui se montre et celle qu’on devine aux vagues mouvements de l’ombre.

      Et tout à coup il vint au pauvre enfant une grosse, une étouffante envie de pleurer.

      Chapitre 4

      Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte, au long sifflement des hirondelles saluant la tombée de la lumière. Jean ne parlait pas, mais il allait parler et toujours de la même cruelle chose qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis la rencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baissés, l’air faussement indifférent qu’il prenait pour de nouvelles questions, devina et le prévint :

      – écoute, je sais ce que tu vas me dire… épargne-nous, je t’en prie… on s’épuise à la fin… puisque c’est mort, tout ça, que je n’aime que toi, qu’il n’y a plus que toi au monde…

      – Si c’était mort comme tu dis, tout ce passé…

      Et il la regardait au fond de ses beaux yeux d’un gris frissonnant et changeant à chaque impression :

      – … Tu ne garderais pas des choses qui te le rappellent… oui, là-haut dans l’armoire…

      Le gris se velouta d’un noir d’ombre :

      – Tu sais donc ?

      Tout ce fatras de lettres d’amour, de portraits, ces archives galantes et glorieuses sauvées de tant de débâcles, il allait donc falloir s’en défaire !

      – Au moins me croiras-tu après ?

      Et sur un sourire incrédule qui la défiait, elle courut chercher le coffret de laque dont les ferrures ciselées entre les piles délicates de son linge avaient si fort intrigué son amant depuis quelques jours.

      – Brûle, déchire, c’est à toi…

      Mais il ne se pressait pas de tourner la petite clef, regardait les cerisiers à fruits de nacre rose et les vols de cigognes incrustés sur le couvercle qu’il fit sauter brusquement… Tous les formats, toutes les écritures, papiers de couleur aux en-têtes dorés, vieux billets jaunis cassés aux pliures, griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, des cartes de visite, en tas, sans ordre, comme en un tiroir souvent fouillé et bousculé où lui-même enfonçait maintenant ses mains tremblantes…

      – Passe-les-moi. Je les brûlerai sous tes yeux.

      Elle parlait fiévreusement, accroupie devant la cheminée, une bougie allumée par terre, à côté d’elle.

      – Donne…

      Mais lui :

      – Non… attends…

      Et plus bas, comme honteux :

      – Je voudrais lire…

      – Pourquoi ? tu vas te faire mal encore…

      Elle ne songeait qu’à sa souffrance et non à l’indélicatesse de livrer ainsi les secrets de passion, la confession sur l’oreiller de tous ces hommes qui l’avaient aimée ; et se rapprochant, toujours à genoux, elle lisait en même temps que lui, l’épiait du coin de l’œil.

      Dix pages, signées La Gournerie, 1861, d’une écriture longue et féline, dans lesquelles le poète, envoyé en Algérie pour le compte-rendu officiel et lyrique du voyage de l’empereur et de l’impératrice, faisait à sa maîtresse une description éblouissante des fêtes.

      Alger débordant et grouillant, vraie Bagdad des Mille et Une Nuits ; toute l’Afrique accourue, entassée autour de la ville, battant ses portes à les rompre, comme un simoun. Caravanes de nègres et de chameaux chargés de gomme, tentes de poil dressées, une odeur de musc humain sur toute cette singerie qui bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de grands feux, s’écartait chaque matin devant l’arrivée des chefs du Sud pareils à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiques discordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goum entourant l’étendard du Prophète aux trois couleurs ; et derrière, menés en laisse par des nègres, les chevaux destinés en présent à l’Emberour, vêtus de soie, caparaçonnés d’argent, secouant à chaque pas des grelots et des broderies…

      Le génie du poète rendait tout cela vivant et présent ; les mots brillaient sur la page, comme ces pierres sans monture que jugent les joailliers sur du papier. Vraiment elle pouvait être fière, la femme aux genoux de qui l’on jetait ces richesses. Fallait-il qu’elle fût aimée, puisque, malgré la curiosité de ces fêtes, le poète ne songeait qu’à elle, mourait de ne pas la voir :

      – Oh ! cette nuit, j’étais avec toi sur le grand divan de la rue de l’Arcade. Tu étais nue, tu étais folle, tu criais de joie sous mes caresses, quand je me suis réveillé en sursaut roulé dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuit d’étoiles. Le cri du muezzin montait d’un minaret voisin en claire et limpide fusée voluptueuse plutôt que priante, et c’est toi que j’entendais encore en sortant de mon rêve…

      Quelle force mauvaise le poussait donc à continuer sa lecture malgré l’horrible jalousie qui blanchissait ses lèvres, contractait ses mains ? Doucement, câlinement, Fanny essayait de lui reprendre la lettre ; mais il la lut jusqu’au bout, et après celle-là une autre, puis une autre, les laissant tomber au fur et à mesure avec un détachement de mépris, d’indifférence, sans regarder la flamme qui s’avivait dans la cheminée aux effusions lyriques et passionnées du grand poète. Et quelquefois, dans le débordement de cet amour exagéré à la température africaine, le lyrisme de l’amant s’entachait de quelque grosse obscénité de corps de garde dont auraient été surprises et scandalisées les lectrices


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