Le canon du sommeil. Paul d'Ivoi
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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
CHAPITRE PREMIER. LE PASSÉ
Je vous ai appris dans ce récit que j’intitulai l’Homme Sans Visage[1], comment j’entrai en relations avec le «roi de l’espionnage», mon ami le plus cher et qui devait être plus encore.
Je vous ai dit mes entrevues sensationnelles avec la marquise de Almaceda, son alliée à n’en pas douter, cette jeune femme à la beauté étrange, mystérieuse; une «Tanagra» qui serait un sphinx.
Et surtout j’ai pleuré devant vous ma douce Niète, sa couronne de cheveux blonds, ses chers yeux de bluets; Niète ma fiancée, mon amour, rêve de bonheur que la mort m’a ravie; Niète enfin, fille de ce comte de Holsbein-Litsberg, redoutable protagoniste de l’espionnage allemand, engagé dans une lutte sans merci contre X.323. Lutte dont les résultantes furent le triomphe de ce dernier, le trépas violent de l’innocente Niète, le désespoir de votre serviteur Max Trelam.
II. PROBLÈME PALPITANT
Depuis six semaines, Niète dormait dans l’un des cimetières de Madrid, l’espagnole.
Depuis six semaines, mon directeur et ami m’accablait de besogne, cherchant à noyer mon souvenir funèbre dans le souci du Times, de ce noble et puissant journal qui naguère était mon unique amour.
Hélas! dans le travail, comme durant les heures oisives, j’étais toujours deux!
Auprès de moi, se tenait l’ombre de la fiancée disparue.
L’ombre, je dis bien, car la lumière d’une personnalité réside toute entière dans ses yeux, et par une cruauté bizarre de ma mémoire, il me suffisait de clore les paupières pour reconstituer la chère, la douloureuse silhouette évanouie dans l’au-delà, seulement, elle aussi m’apparaissait les paupières irrémédiablement closes sur ses yeux de bluets.
En vain, je tendais ma volonté… Je voulais éperdument revoir ce rayon adoré, emprunté à l’azur des pervenches. Effort inutile, supplément à une douleur déjà infinie en elle-même, je ne pouvais plus jamais évoquer les yeux de bluets.
Et cependant, by Heaven! j’aurais dû échapper à cette obsession si mon âme de reporter n’avait été en quelque sorte plongée en léthargie par la souffrance de mon entité humaine.
Le «patron» me bourrait de travail, me traitant en journaliste dont les facultés professionnelles seraient actionnées par un moteur de quarante chevaux.
Et dans les brefs intervalles de ce journalisme à haute pression, quelqu’un le suppléait, m’aiguillant malgré moi, sans que j’en eusse conscience, vers le mystère nouveau qui devait me verser, sinon l’oubli, du moins le désir de vivre.
Six semaines après mon retour d’Espagne, un billet, tracé par une main aristocratique, les caractères en faisaient foi, m’arriva par la poste.
Elle portait le timbre de Trieste, le port autrichien sur l’Adriatique, et contenait ces lignes:
«Lisez, ami, tout ce qui concerne l’étrange affaire de Trieste. (Journaux des 17 et 18 janvier). Vous y pressentirez peut-être comme nous (?) un crime surhumain. Songez-y. Vivre pour être utile est plus grand que vivre pour être heureux.
«Courage! La douleur n’est point un isolement, elle est un lien nouveau avec le reste de l’humanité…
«Je signe de ce nom charmeur dont vous m’avez baptisée.»
«TANAGRA».
Tanagra! la marquise de Almaceda… Ma pensée se projeta brusquement en arrière. Il me sembla que la jeune femme se dressait devant moi, telle que je l’avais aperçue naguère, pour la première fois, sur la promenade du Prado, à Madrid.
Je la voyais vraiment avec sa beauté troublante, presque paradoxale, avec sa chevelure étrange, formée de deux teintes, masse brune où scintillaient des fils d’or, et surtout ses yeux profonds, distillant un regard vert-bleu, angoissant comme la désespérance même, énergique comme l’héroïsme des sacrifiés.
Je voyais ses yeux, à elle, alors que je ne pouvais revoir ceux de Niète.
Et cependant la constatation ne me fut point pénible.
J’eus l’impression confuse, informulée, qu’entre ces yeux, les uns perceptibles, les autres cachés, existait une parenté… Laquelle, j’aurais été furieusement embarrassé de l’expliquer.
Le regard de la Tanagra rappelait la tonalité des eaux du golfe de Biscaye, alors que le ciel pur de septembre mire son azur dans le flot glauque. Celui de Niète était l’azur lui-même.
C’est depuis que je me suis fait ce raisonnement alambiqué.
Les yeux de Tanagra sont ceux de Niète réfléchis par un miroir vert.
À quoi tient la destinée humaine! Si la marquise de Almaceda avait eu les prunelles grises, ou fauves, ou noires, j’aurais déchiré sa lettre et l’aurais oubliée. Mais l’iris vert-bleu me commanda l’obéissance.
Je pris le paquet de journaux de la veille. L’affaire de Trieste préoccupait le Tout-Londres depuis quarante-huit heures. Le Times pour son compte avait publié à ce sujet une correspondance de plusieurs colonnes.
Je m’accusai de ne les avoir pas lues. Un reporter qui ne lit pas sa feuille, se rend coupable d’une sorte de trahison. Il fallait réparer sans retard.
Et voici, résumé, ce que m’enseignèrent les quotidiens.
Le 15 janvier, le comte Achilleo Revollini, député patriote italien, l’un des chefs avérés de l’irrédentisme, dont le but avoué est la reprise des provinces du nord adriatique (Trieste-Trentin) qui, de race et de langue appartiennent à la famille latine, et sont considérées comme détenues injustement par l’Autriche, le comte Achilleo Revollini arrivait à Trieste, où il se proposait de faire une conférence touchant l’utilité de la création d’une Université italienne dans cette cité.
C’est, on le sait, l’une des questions qui tiennent le plus à cœur aux irrédentistes.
Le comte était descendu à l’Hôtel de la Ville, Via Carciotti.
Le 16, il se leva de fort bonne humeur. Il déjeuna avec appétit et, la conférence étant annoncée pour le soir, il se retira dans sa chambre afin de revoir les «notes» qui devaient guider son improvisation.
Or, à neuf heures, l’un des organisateurs de la réunion accourut à l’hôtel, déclarant que la salle louée pour la circonstance regorgeait de monde, et que l’on s’inquiétait de ne pas voir le conférencier.
Sans nul doute, celui-ci, tout au travail, avait oublié l’heure.
On monta à sa chambre, mais on eut beau frapper, appeler, rien ne répondit.
De guerre lasse, le gérant se décida à faire ouvrir par un serrurier.
Un spectacle terrifiant, attendait les personnes qui se précipitèrent dans la chambre.
Le député était mort, assis devant sa table, ses notes éparpillées sous sa main. Et, détail stupéfiant, la mort avait figé sur ses traits un rire formidable, convulsif.
Cette hilarité immobile du cadavre épouvanta les assistants.
Ils s’enfuirent, prévinrent les autorités, tandis que la nouvelle se propageant par la ville avec une inconcevable rapidité, jetait la tristesse au cœur de la population.
L’enquête ne révéla aucune blessure, aucune trace de violence.
Le comte paraît, suivant le rapport médical, avoir succombé à une congestion provoquée par une crise de fou rire.
Quelle cause a déterminé cette gaieté mortelle? La conférence sérieuse de fond et de forme, ne la justifiait pas… On se perd en conjectures.
Personne n’a pénétré chez le député. Sa porte était fermée à l’intérieur, la clef sur la serrure; la fenêtre était close. Quant à la cheminée, à raison de la température assez froide, un grand feu de coke y flambait.
On
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