Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


Скачать книгу
chesse d' Abrantès

      Histoire des salons de Paris (Tome 5/6) / Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

      SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE

      PREMIÈRE PARTIE

      MADAME BONAPARTE

      Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à l'étranger les immenses ressources sociables qui l'attirent dans notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!.. Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et aimées?.. où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et polis?.. On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler un sot et ridicule idiome. – Les femmes elles-mêmes, oubliant ce qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné d'incroyables et de merveilleuses… Quelle époque et quelle complète déraison!

      Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses… Alors nous entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient appeler aucun ami autour d'eux… et de nouveau l'hospitalité des châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur.

      Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait réorganiser le système sociable pour arriver au système social; il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.

      Quelques semaines après son avénement au consulat, Bonaparte quitta le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette belle société de France dont les pays les plus lointains étaient jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce qu'on appelait l'ancien régime alors, pouvait seul apprendre aux siens ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés, et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en œuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par lui.

      Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour d'eux. Même Barras qui, par sa naissance1, était bien capable de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que par une tradition orale ce qu'on appelait la bonne compagnie et ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps, remplacer le fauteuil consulaire.

      Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une femme comme il faut, pour me servir de l'expression voulue; mais Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le divorce2. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des Montmorency.

      L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté était commune… Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans l'état.

      J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son plus grand purisme; et les noms qui se prononçaient à la porte du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement madame Leclerc3 de faire une tentative pour renouer ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il m'insinua


Скачать книгу

<p>1</p>

Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: Noble comme un Barras, disait-on en Provence; les Barras sont aussi anciens que nos rochers, disaient les paysans.

<p>2</p>

Étant un jour avec lui dans son cabinet170, il me dit, en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors: – Je ne crains pas votre faubourg Saint-Germain… pas plus que votre hôtel de Luynes… je ne les crains pas plus que je ne les aime… et que je ne les aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était elle-même un gros bonnet parmi tout ce monde-là.

<p>3</p>

Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: Mémoires d'une Femme de qualité, dont l'auteur est, dit-on, madame du C… les documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!.. Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en 1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on fait du général Leclerc un charmant et beau cavalier… lui qui était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre d'Impératrice-Mère, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il fut lui-même admis aux Tuileries.

Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de flatteuse, que lui donne si bénévolement l'auteur des Mémoires. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non plus madame Despaux, – toujours mademoiselle Despaux. – Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a même pas l'illusion.

C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir dit: l'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité lui fait prendre fort à cœur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes les fautes. M. de Narbonne, que la femme de qualité fait aller, pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il n'y avait pas non plus d'officiers du palais chamarrés de cordons et de croix sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé Madame, femme du premier Consul. Où l'auteur a-t-il été prendre de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel Fournier!.. et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble – ils se connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.

L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité ne consulte même pas le Moniteur: il fait arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre 1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive qu'on parle des gens comme la femme de qualité parle de M. de Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la femme de qualité, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours exacte.

Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!.. Je l'ai vu seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.