Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies. Aimard Gustave
don López.
– L'amour est le maître! répondit le chef avec un accent passionné qui échappa à l'Espagnol; mais que mon frère ouvre ses oreilles, un chef va parler.
– J'écoute.
– Si cette nuit est tranquille, nous lèverons le camp à l'endit-ha25, et une heure plus tard, nous aurons rejoint deux cents guerriers de ma nation; avec leur escorte, il nous sera facile d'atteindre le placer que je vous ai donné.
– Guatéchù vous entende, chef, répondit l'Espagnol en poussant un soupir de soulagement. Voyez, ajouta-t-il en se levant et en se préparant à entrer dans la tente, voyez comme tout est calme autour de nous, il ne se fait pas le moindre bruit dans ce désert.
– Oui, répondit sentencieusement le chef, tout est calme, trop calme, j'entends le silence!
Don López allait demander à l'Indien l'explication de ses paroles, lorsque celui-ci le saisit brusquement par le bras et, le tirant à lui, le fit tomber sur les genoux.
Un coup de feu retentit, une balle passa en sifflant à un pouce à peine au-dessus de la tête de l'Espagnol, et s'aplatit contre un des pieux de la tente.
– Les Pawnies! les Pawnies! s'écria l'Indien en poussant son cri de guerre.
Et il s'élança dans la Prairie.
– Malédiction! murmura don López en se relevant, encore ces loups enragés! Aux armes! enfants! aux armes!
En quelques secondes, tous les gambucinos furent debout et embusqués derrière les ballots qui formaient l'enceinte du camp. Au même moment des cris effroyables, suivis d'une décharge terrible, éclatèrent dans la Prairie. Les gambucinos répondirent par une décharge à bout portant faite sur une nombreuse troupe de cavaliers qui arrivaient à toute bride sur leur camp. Un de ces épouvantables combats comme chaque jour il s'en livre dans la Prairie, était engagé entre les gambucinos et les Peaux-rouges, leurs ennemis mortels.
Nauchenanga, au lieu de se jeter dans la mêlée, fit un bond sur la droite et, se mettant à plat ventre, il commença à ramper sur les mains et les genoux, glissant comme un serpent au milieu des hautes herbes qui le cachaient, s'arrêtant par intervalles pour regarder autour de lui et prêter une oreille attentive aux bruits du combat, qui devenaient de moins en moins distincts.
Arrivé à la colonne, il s'abrita derrière le tertre qui lui sert de base, se releva sur les genoux, et, après s'être assuré qu'il était bien seul, il porta sa main à sa bouche, et, à trois reprises différentes, il imita avec une rare perfection le cri plaintif du cachorro de agua26. Au bout de quelques secondes à peine, le même cri poussé avec une semblable perfection lui répondit; ce cri paraissait sortir du tertre qui soutient le monolithe. Nous avons dit que ce tertre était entouré d'un amas considérable d'os d'animaux sauvages, rangés d'une façon bizarre; tout à coup ils s'agitèrent avec un cliquetis sinistre, une fissure se forma au milieu d'eux, et, dans l'espace laissé libre, une figure étrange apparut, surgissant des entrailles de la terre.
Lorsque Nauchenanga se trouva face à face avec l'être singulier qu'il venait d'évoquer, une sueur froide inonda son corps et il fit un pas en arrière; mais cette impression n'eut que la durée de l'éclair. Il reprit presque aussitôt son empire sur lui-même, et fixant son œil assuré sur le personnage qui se tenait muet et immobile devant lui:
– Curujira27 a-t-il appris au sage piaïes28 ce que le grand chef comanche désirait savoir? demanda-t-il d'une voix ferme.
– Suis-moi, répondit le devin en lui faisant un signe pour lui ordonner le silence.
L'Indien, sans hésiter, sans manifester la moindre émotion, s'engagea dans le chemin qui venait de s'ouvrir devant lui. Après avoir descendu une quinzaine de marches grossièrement taillées dans le roc, il arriva, à la suite de son guide, dans une espèce d'excavation naturelle de forme circulaire, éclairée par une lampe fumeuse, qui répandait une lueur incertaine. Il s'assit sur un siège en bois de nopal sculpté en forme d'animal avec un rare talent, et croisant ses bras sur sa poitrine, il attendit.
Le sayotkatta ou le piaïes, ainsi que le Comanche l'avait nommé, était un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une taille élevée et un peu épaisse; ses traits étaient empreints d'une certaine majesté naturelle qui inspirait le respect et la crainte; ses cheveux noirs et touffus, séparés sur le front par un cercle d'or constellé d'images symboliques et mystérieuses, tombaient en désordre sur sa poitrine; sa robe longue en peau de buffle était serrée à la taille par une ceinture faite de chevelures humaines tressées avec art.
Après un silence de quelques minutes, silence pendant lequel les deux hommes s'examinèrent avec soin, le devin prit la parole.
– Mon frère est le bienvenu dans la grotte du sayotkatta, dit-il.
L'Indien s'inclina.
– Iurupari29 nous a-t-il été contraire? demanda-t-il, et mon projet doit-il échouer!
– Guatéchù sait tout! répondit sentencieusement le piaïes.
– Qu'il en soit ainsi! fit l'Indien en hochant la tête.
– Mon frère est impatient, observa le devin.
– J'attends que mon père s'explique.
– Est-ce donc moi seul que vous veniez chercher ici? dit le sorcier en jetant sur le chef un regard scrutateur.
– Ouah! fit le Comanche avec une surprise parfaitement jouée, quel autre que mon père oserait habiter ici?
– Personne; mais d'autres peuvent y venir.
– Et qui donc?
– Néculpangue30, le guerrier terrible, le chef aux regards de feu, la terreur des Espagnols, n'y est-il donc jamais venu?
A peine le sorcier avait-il achevé sa phrase que le Comanche se leva d'un bond, et le saisissant à la gorge, s'écria avec fureur:
– Cudina31! tu vas mourir! de quel droit cherches-tu à pénétrer les secrets d'un chef?
Le sorcier se dégagea doucement de l'étreinte vigoureuse de l'Indien et lui répondit d'une voix affectueuse:
– Mon frère se trompe; me prend-il pour un Pawnie? C'est un ami qui lui parle.
Le chef était parvenu à se rendre maître de sa colère, ses traits avaient repris leur impassibilité; il répondit:
– Que mon père me pardonne. Outkum32 avait troublé mes esprits, je n'avais pas ma raison lorsque je l'ai attaqué.
– Pourquoi mon frère se défie-t-il de moi? reprit le sorcier avec calme. Puis-je ignorer quelque chose? Je sais quelles raisons amènent ici mon frère; Guatéchù a parlé à son serviteur.
– Je n'ai pas de secrets, répondit l'Indien, mon père se trompe; tout à l'heure je ne savais ce que je disais.
– Mon frère vient à un rendez-vous donné par un ami, et il s'étonne qu'il le fasse attendre.
– Ooah! fit l'Indien, mon père sait tout.
– Cet ami est arrivé depuis longtemps déjà.
– Où est-il donc? s'écria le chef avec impatience et ne cherchant pas à dissimuler plus longtemps.
– Me voici! dit une voix mâle et sonore.
Et un homme sortant de l'ombre qui jusqu'alors l'avait dissimulé aux yeux de Nauchenanga, s'avança gravement vers lui.
– Néculpangue! dit le chef en se levant et s'inclinant avec respect devant le guerrier redouté dont la sagesse et la
25
Point du jour.
26
Chien d'eau, petit animal amphibie qui fréquente les rivières de l'intérieur de l'Amérique du Sud; il peut être apprivoisé, mais il conserve toujours son cri plaintif.
27
L'esprit des pensées.
28
Sorcier.
29
Esprit malin.
30
Le lion du désert.
31
Homme-femme! terme de souverain mépris.
32
Le méchant esprit.