Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
les idées constitutionnelles, si rapidement écloses en France, qu'en lâchant le frein aux passions populaires qui, sous le nom de liberté ou de nationalité, amènent promptement la plus hideuse tyrannie.
Rendons justice à l'Empereur; jamais homme au monde n'a eu plus l'horreur de pareils moyens. Il voulait un gouvernement absolu, mais réglé et propre à assurer l'ordre public, la tranquillité et l'honneur du pays. Dès que sa position lui fut complètement dévoilée, il désespéra de son succès, et le dégoût qu'il en conçut exerça peut-être quelque influence sur le découragement montré par lui lors de la catastrophe de Waterloo.
J'ai lieu de croire que, bien peu de jours après son arrivée aux Tuileries, il cessa de déployer l'énergie qui l'avait accompagné depuis l'île d'Elbe. Peut-être, s'il avait retrouvé dans ses anciens serviteurs civils le même enthousiasme que dans les militaires, il aurait mieux accompli la tâche gigantesque qu'il s'était assignée; peut-être aussi était-elle impossible.
Je retournai à Turin. Le Pape nous y avait précédés; sa présence donna lieu à une cérémonie assez curieuse, à laquelle nous assistâmes.
Le Piémont possède le Saint-Suaire. La chrétienté attache un tel prix à cette relique que le Pape en a seul la disposition. Elle est enfermée dans une boîte en or, renfermée dans une de cuivre, renfermée… enfin il y en a sept, et les sept clefs qui leur appartiennent sont entre les mains de sept personnes différentes. Le Pape conserve la clef d'or. Le coffre est placé dans une magnifique chapelle d'une superbe église, appelée du Saint-Suaire. Des chanoines, qui prennent le même nom, la desservent. La relique n'est exposée aux regards des fidèles que dans les circonstances graves et avec des cérémonies très imposantes. Le Pape envoie un légat tout exprès, chargé d'ouvrir le coffre et de lui rapporter la clef.
La présence du Saint-Père à Turin et l'importance des événements inspirèrent le désir de donner aux soldats, à la population et au Roi la satisfaction d'envisager cette précieuse relique.
Malgré les espérances que le gouvernement sarde conservait, in petto, d'obtenir de tous les côtés la reconnaissance de sa neutralité, il avait levé rapidement des troupes considérables et très belles sous le rapport des hommes. On réunit les nouveaux corps sur la place du château, et, après que le Pape eut béni leurs jeunes drapeaux, on procéda au déploiement du Saint-Suaire.
Le Roi et sa petite Cour, les catholiques du corps diplomatique, les chevaliers de l'Annonciade, les autres excellences, les cardinaux et les évêques étaient seuls admis dans la pièce où se préparait la cérémonie. Nous n'étions pas plus de trente, ma mère, madame Bubna et moi seules de femmes; aussi étions-nous parfaitement bien placées.
Le coffre fut apporté par le chapitre qui en a la garde. Chaque boîte fut ouverte successivement, le grand personnage qui en conserve la clef la remettant à son tour, et un procès-verbal constatant l'état des serrures longuement et minutieusement rédigé. Ceci se passait comme une levée de scellé, et sans aucune forme religieuse, seulement le cardinal qui ouvrait les serrures récitait une prière à chaque fois.
Lorsqu'on fut arrivé à la dernière cassette, qui est assez grande et paraît toute brillante d'or, les oraisons et les génuflexions commencèrent. Le Pape s'approcha d'une table où elle fut déposée par deux des cardinaux; tout le monde se mit à genoux, et il y eut beaucoup de formes employées pour l'ouvrir. Elles auraient été mieux placées dans une église que dans un salon où cette pantomime, vue de trop près, manquait de dignité.
Enfin le Pape, après avoir approché et retiré ses mains plusieurs fois, comme s'il craignait d'y toucher, tira de la boîte un grand morceau de grosse toile maculée. Il la porta, accompagné du Roi qui le suivait immédiatement et entouré des cardinaux, sur le balcon où il la déploya. Les troupes se mirent à genoux aussi bien que la population qui remplissait les rues derrière elles. Toutes les fenêtres étaient combles de monde; le coup d'œil était beau et imposant.
On m'a dit qu'on voyait assez distinctement les marques ensanglantées de la figure, des pieds, des mains et même de la blessure sur le saint Linceul. Je n'ai pu en juger, me trouvant placée à une fenêtre voisine de celle où était le Pape. Il l'exposa en face, à droite et à gauche; le silence le plus solennel dura pendant ce temps. Au moment où il se retira, la foule agenouillée se releva en poussant de grandes acclamations; le canon, les tambours, les vivats annoncèrent que la cérémonie était finie. Rentré dans le salon, on commença les oraisons.
Le Saint-Père eut la bonté de nous faire demander, par le cardinal Pacca, si nous voulions faire bénir quelque objet et le faire toucher au Saint-Suaire. N'ayant pas prévu cette faveur, nous n'étions munies d'aucun meuble convenable. Cependant nous donnâmes nos bagues et de petites chaînes que nous portions au col. Le Pape n'y fit aucune objection et nous jeta un coup d'œil plein d'aménité et de bonté paternelle. Nous venions de le voir souvent à Gênes. Lui seul et le cardinal, qu'il avait dû nommer légat exprès pour l'occasion, avaient le droit de toucher au Saint-Suaire même. Ils eurent assez de peine à le replier, mais personne ne pouvait leur offrir assistance.
La première boîte fermée, le Pape en prit la clef, puis les cardinaux la placèrent dans la seconde enveloppe. Cette cérémonie faite, le Pape, le Roi et les personnes invitées passèrent dans une pièce où on avait préparé un déjeuner ou plutôt des rafraîchissements, car il n'y avait pas de table mise. Les deux souverains y distribuèrent leurs politesses. On attendit que la clôture de tous les coffres fût terminée et que les chanoines eussent repris processionnellement le chemin de l'église, puis chacun se retira.
Je ne me rappelle pas si Jules de Polignac assistait à cette cérémonie, mais, vers ce temps, il arriva porteur de pleins pouvoirs de Monsieur, nommé par le roi Louis XVIII lieutenant général du royaume. Il prétendait être en mesure de lever une légion française, à cocarde blanche, sur le territoire sarde, mais le gouvernement ne voulut du tout y consentir. Il obtint à grand'peine la permission de s'établir sur la frontière pour surveiller de plus près les relations qu'il conservait dans le Midi. Il s'installa chez un curé des Bauges. Il était en correspondance presque journalière avec mon père et lui racontait toutes les pauvretés imaginables.
Les renseignements que mon père recevait d'ailleurs lui faisaient prévoir des hostilités prochaines. Il avertit Jules de prendre garde à sa sûreté; celui-ci répondit, en date du 15 juin, qu'il était sûr d'être averti au moins dix jours avant l'ouverture de la campagne qui ne pouvait pas commencer avant quatre ou cinq semaines. En le remerciant de sa sollicitude, il le priait d'être en pleine sécurité, car il était sûr d'être informé plus tôt et mieux que personne.
Le même courrier apportait une lettre du curé (car c'étaient toujours des curés!) de Montmélian qui avertissait mon père qu'après avoir porté sa lettre à la poste, Jules était revenu au presbytère pour prendre son cheval, qu'au moment où il mettait le pied à l'étrier la maison avait été investie par une compagnie de soldats français, entrés dans la ville sans coup férir, et que Jules avait été fait prisonnier. Le curé en était d'autant plus inquiet que la selle portait des sacoches remplies d'une correspondance qui compromettait Jules et tous ses affiliés.
Le curé avait fait porter sa lettre, à travers les montagnes, à un bureau non encore occupé; cependant celle de Jules, timbrée de Montmélian, arriva également. C'est encore une occasion où l'imprévoyance dont ce pauvre monsieur de Polignac paraît si éminemment doué lui a été fatale. Elle est toujours accompagnée d'une confiance en lui-même poussée à un degré fabuleux. Comme il joint à cette outrecuidance une grande témérité, un courage très remarquable, souvent éprouvé, rien ne l'avertit du danger; il s'y précipite en aveugle. Mais il faut lui rendre cette justice, qu'une fois arrivé, il le considère sans faiblesse et subit les conséquences de ses fautes avec une force d'âme peu commune.
Nous fûmes consternés en le sachant prisonnier. La douceur de ses mœurs, l'urbanité de son langage le rendent fort attachant dans la vie privée. J'oubliai alors que je l'accusais toujours d'être conduit par l'ambition et de faire du prie-Dieu un marchepied pour ne plus me rappeler que l'homme facile et obligeant avec lequel j'étais liée depuis notre mutuelle enfance, et je