Vie de Christophe Colomb. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux

Vie de Christophe Colomb - Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux


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qui furent franchis sans inconvénient: et, quand le jour revint aussi pur, aussi radieux que la veille, on vit qu'on avait encore été le jouet d'une illusion, et l'on retrouva avec la clarté du soleil, avec la douceur de l'atmosphère, la confiance qu'on avait momentanément perdue.

      Les esprits des matelots étaient évidemment dans cette espèce d'état fébrile pendant lequel on se laisse aller aux changements les plus soudains, et Colomb avait encore de rudes crises à traverser. Heureusement la mer de ces parages était, comme on le voit le plus souvent, presque aussi unie que celle d'une rivière, le ciel était pur, l'air doux, et c'étaient des motifs qui empêchaient de s'abandonner au désespoir.

      Le 4 octobre, la flotille parcourut 190 milles marins: ce fut le plus long trajet depuis le départ. Le 5, la Santa-Maria atteignit le sillage de 9 milles marins par heure, qu'elle ne pouvait jamais dépasser, ce qui promettait une aussi bonne journée; mais la brise, fléchit et ce sillage ne se soutint pas.

      À la faveur de ces résultats, le grand-amiral calcula, le 7 octobre, qu'il devait être sur le point d'atteindre le lieu où il supposait, d'après la carte de Toscanelli, que se trouvait la grande île de Cipango, et il fut confirmé dans l'idée qu'il s'approchait de quelque terre considérable, en voyant plusieurs troupes d'oiseaux de peu de grosseur qui se dirigèrent, le soir, vers l'Ouest-Sud-Ouest, comme faisant un dernier effort pour voler au gîte que leur faisaient deviner la finesse de leurs organes, leurs habitudes et l'acuité de leurs instincts.

      Alonzo Pinzon et ses deux frères, Vincent et François, qui furent également frappés de la direction suivie par ces oiseaux, demandèrent au grand-amiral l'autorisation de se rendre à bord de la Santa-Maria pour en conférer avec lui; quand ils furent auprès de Colomb, ils le prièrent instamment, et pour eux, et pour le contentement de leurs équipages, de donner la route à l'Ouest-Sud-Ouest, au lieu de l'Ouest qui était toujours l'air-de-vent suivi par les caravelles.

      «Le désir de vous être agréable, leur dit Colomb, me fait accéder aujourd'hui à une demande de changement de route que j'ai déjà refusée dans une circonstance précédente: il est prudent et politique, ajouta-t-il, d'avoir de la condescendance lorsqu'il n'y a que peu d'inconvénients matériels à en montrer. Actuellement, nous devons être assez près de la terre pour qu'une déviation de quelques degrés ne nous la fasse pas manquer, tandis que la première fois que ce changement me fut proposé, cette déviation aurait pu nous conduire tout à fait à côté de notre but, je ne veux donc pas me montrer obstiné hors de propos; mais si dans deux jours la terre n'a pas été découverte, nous remettrons le cap à l'Ouest, car avec l'Ouest-Sud-Ouest prolongé nous allongerions trop notre route, puisque c'est l'Ouest qui doit probablement nous conduire le plus promptement possible au terme de nos travaux.»

      Il était impossible de mieux allier le devoir et la dignité à la condescendance; aussi les frères Pinzon se séparèrent-ils de Colomb avec satisfaction, et les équipages accueillirent-ils cette nouvelle avec un transport de reconnaissance.

      Quand ils furent partis, Colomb adressa la parole à Garcia Fernandez qui avait été présent à l'entretien, et, d'un ton profondément mélancolique, il lui dit: «Alonzo est certainement un marin très-hardi et fort habile, c'est un homme à qui j'ai les plus grandes obligations; mais il commence à hésiter, et je crains que ses idées n'aient plus la même solidité qu'auparavant: puisse l'accueil que j'ai fait à sa demande le ramener! mais certainement je ne gouvernerai pas plus de deux jours à l'Ouest-Sud-Ouest, car ce qui n'est presque d'aucune importance pendant un si petit laps de temps, pourrait devenir très-préjudiciable en se prolongeant.»

      Pendant ces deux jours, les marins éprouvèrent quelque chose de vague, comme un pressentiment qui les avertissait que la terre était proche, et qu'on était sur le point de faire une grande découverte. Cette impression les plongeait dans de grandes inquiétudes; aussi, quand, au bout de deux jours de la route nouvelle, ils trouvèrent que leur espoir avait encore était déçu, leur pressentiment ne les abandonna pas encore, mais ils virent avec plaisir gouverner de nouveau à l'Ouest, persuadés alors que c'était en effet dans cette direction que la terre existait. Les caravelles profitèrent de cette bonne disposition des esprits et se couvrirent de toutes les voiles qu'elles pouvaient porter. Le même soir, des oiseaux reparurent et s'approchèrent considérablement des navires; des herbes d'un vert très-frais furent vues surnageant sur la mer, et ces indices favorables augmentèrent la joie des matelots.

      Toutefois, la terre ne parut pas le lendemain, 10 octobre, et, quand les matelots de la Santa-Maria eurent vu le soleil s'abaisser au-dessous de l'horizon, sans que cet objet de leurs espérances, sur lequel ils comptaient tant, se fût montré à leurs yeux, ils poussèrent de violentes clameurs et, atteignant les limites du désespoir, ils s'attroupèrent et s'avancèrent résolument vers la dunette du grand-amiral, en s'écriant qu'ils exigeaient positivement qu'il les fît retourner en Espagne, et en le menaçant, s'il n'y consentait pas, de se porter aux dernières extrémités.

      Colomb sortit de sa dunette et s'avança vers les rebelles avec toute l'expression d'une physionomie indignée qui, pendant un instant, fit bondir leur cœur et réprima leur audace.

      «Je veux bien vous expliquer, leur dit-il avec sévérité, que nous sommes trop avancés pour songer au retour; que nous manquerions de vivres et d'eau pour l'effectuer, et que notre seul salut est dans la découverte de la terre qui est devant nous, et même tout me dit assez près de nous!»

      «En Espagne, à Palos!» répétèrent-ils tout d'une voix; et puis, comme ayant été frappés de l'argument du grand-amiral, ils ajoutèrent: «Eh bien! puisque la terre est si près de nous, si nous vous obéissons trois jours encore, et que nous ne l'ayons pas vue, nous conduirez-vous alors en Espagne?»

      «C'en est trop, leur répondit Colomb étonné de tant d'audace; n'oubliez pas que l'inspiration de mon voyage me vient de Dieu lui-même; souvenez-vous que ma mission m'a été donnée par nos souverains, que je leur ai promis de l'accomplir, que, quoi qu'il arrive, je ferai mon devoir, que je suis préparé à tout, que je saurai user des pouvoirs qui ont été mis à ma disposition, et qu'enfin jamais je ne céderai, non, jamais! ainsi, retirez-vous et craignez de m'irriter!»

      Cela dit avec fermeté, Colomb rentra dans sa dunette, et les mutins, cédant à l'air de grande autorité qui rehaussait l'effet des paroles de leur chef, se dispersèrent, mais non sans continuer à murmurer, quoique beaucoup plus sourdement.

      «Ami Guttierez, dit Colomb à ce jeune seigneur qui rentra avec lui, qu'il se présente une occasion, et l'on verra que je sais encore manier une épée ou un pistolet aussi bien qu'un compas et qu'un astrolabe! Mais retenez bien ceci: j'ai la conviction intime qu'avant trois jours la terre sera découverte; et si ce n'eût été l'humiliation de céder à la violence, j'aurais volontiers souscrit à la condition de ces trois jours que ces audacieux voulaient m'imposer.»

      «J'épiais ces insolents, lui répondit Guttierez, et si je me suis contenu, ce n'est que par respect pour vous, seigneur grand-amiral; mais j'ai à mon côté une fine lame de Tolède qui a fait défaillir plus d'un Maure; vienne le moment, alors on verra qu'elle est toujours en des mains dignes de la porter … Pour moi, je ne connais qu'une chose: c'est que j'ai promis à notre reine adorée de vous suivre partout pour voir les limites de l'Atlantique dans l'Occident; or, quelles qu'elles soient, fussent-elles, comme on l'a souvent dit, un gouffre immense qui doit tous nous engloutir, j'en jure par don Fernand d'Aragon, mon maître et mon souverain, j'y périrai, ou je pourrai dire à Leurs Majestés que je les ai vues!»

      Colomb sourit avec bienveillance, et, après avoir rassuré don Pedro, il le remercia des sentiments chevaleresques qu'il venait d'exprimer avec tant de noblesse et d'énergie.

      On a cependant écrit que Colomb fut forcé de capituler avec ses subordonnés et qu'il s'engagea, en cette occasion, à renoncer à l'entreprise, s'il ne voyait pas la terre dans trois jours; mais le fait est complètement faux. Les journaux de l'expédition, les mémoires de Garcia Fernandez, les documents de l'époque prouvent formellement que cette faiblesse a été faussement attribuée au grand navigateur, qui, aux heures d'incertitude les plus sombres, ne perdit jamais l'exercice tout entier de son autorité, maintenant ses résolutions inébranlables à la distance où il était de l'Europe,


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