L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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L'eau profonde; Les pas dans les pas

      L'EAU PROFONDE

A Henri Amic.

      Beaucoup de proverbes revêtent, en passant d'un pays dans un autre, une physionomie si différente que cette variation seule prouverait combien les caractères nationaux demeurent des réalités radicalement distinctes et irréductibles. Le Français, par exemple, dit d'un homme heureux qu'il est né «coiffé»; l'Anglais, qu'il est né «avec une cuiller d'argent dans la bouche». Deux dictons, deux races, deux destinées: un peuple léger, fringant, élégant, d'une part, amoureux de la galanterie, passionné de plaire et volontiers frivole; – une nation, d'autre part, avide et solide, éprise du positif et qui veut du confortable dans du luxe. Voilà quelques premiers traits dans un premier proverbe, voici d'autres touches dans un second. De quelqu'un qui ne se livre pas, le Français dit: «Il n'est pire eau que l'eau qui dort»; l'Italien: «Les eaux paisibles brisent les ponts»; l'Anglais: «Les eaux tranquilles roulent profondes». Et tous les trois ont raison – dans leur pays. Pour le Français, si instinctivement expansif et sociable, une joie qu'il ne communique point est une moitié de joie, une peine qu'il garde sur son cœur, une double peine. Il juge ses voisins d'après lui, et, devant une réserve prolongée, il se méfie. L'Italien, lui, si naturellement réfléchi et calculé, pousse la méfiance plus loin encore. Dans toute retenue il voit une menace, dans tout silence un piège; mais Machiavel est de Florence, du pays où la finesse ne va jamais sans la grandeur, et cet aphorisme d'expérience prudente se désembourgeoise, si l'on peut dire. Il s'ennoblit d'une belle métaphore qui vous dessine une arche, roussie par d'innombrables soleils, sur le glauque Arno ou le Tibre jaune. Chez les Anglais, l'esprit réaliste s'accompagne de la plus solitaire, de la plus méditative rêverie. Regardez la carte de leur île. Vous y verrez que Manchester est voisin des lacs et du comté de Wordsworth. Tout à l'heure ces éternels gaigneurs avaient un adage de gloutonnerie rapace. Ils en ont un maintenant d'une grâce sauvage, qui ne déparerait pas les discours du Jacques de Comme il vous plaira, et l'Anglo-Saxon n'apparaît-il pas ainsi, dans toute son histoire et toute sa littérature: durement brutal quand il est brutal, étrangement songeur quand il est songeur? Ces deux petites phrases racontent cela dans le raccourci de leurs formules.

      Il n'est que juste d'ajouter que ces définitions de psychologie ethnique comportent d'innombrables exceptions. La preuve en est que ce ressouvenir de ce poétique proverbe anglais sur les eaux profondes s'évoque à ma pensée – ô ironie! – au moment de rapporter une aventure parisienne, arrivée l'autre automne, et dont l'héroïne n'a pas dans les veines la moindre goutte de sang britannique. Aucune image pourtant ne m'a paru mieux résumer l'impression que m'a laissée ce petit drame sentimental, lorsqu'il me fut appris par des confidences dont je respecterai le mystère. Cette tragédie de salon s'étant jouée sans éclats, entre un très petit nombre de personnages, un changement de noms et de quelques détails sauvegardera un anonymat dont le lecteur reconnaîtra la nécessité, s'il veut bien admettre, malgré la singularité de certains détails, que tout, ici, sous cette réserve nécessaire, est strictement vrai. Peut-être, une fois le récit achevé, la lectrice, elle, si elle s'est intéressée aux secrètes épreuves de la délicate femme dont l'Eau profonde est l'histoire, comprendra-t-elle que ces deux mots aient, par une irrésistible coïncidence, tenté l'historien. Il eût voulu retrouver, pour tracer ce portrait, la plume avec laquelle Balzac a dessiné le profil de sa Madame Jules, cette héroïne d'un épisode plus romanesque encore et un peu analogue. Il a cru du moins indiquer tout ce qu'il laissera de forcément inexprimé en inscrivant sur la première page un rappel du vieux proverbe shakespearien. Peut-être aussi cette indulgente lectrice trouvera-t-elle un symbole dans le contraste entre le parisianisme des endroits où cette chronique de mœurs déroule ses incidents et les visions d'outre-Manche qu'aura évoquées pour elle ce Still waters run deep: – la coulée taciturne d'un fleuve d'Irlande parmi ses prairies, l'immobilité vaporeuse d'un lac d'Écosse dans la solitude de ses roses bruyères?.. Pour peu qu'elle soit d'une sensibilité tendre et farouche au fond, et la prisonnière de ces desséchants devoirs, de ces meurtriers plaisirs que représente ce malheur envié: une situation de monde, cette anti-thèse n'est-elle pas celle de toute son existence? Elle voudrait, autour de ses émotions, de ses espérances, de ses regrets, un cadre de nature qui leur ressemblât, et elle doit passer de la rue de la Paix et d'un essayage chez un grand couturier à une tournée de visites dans la Plaine-Monceau, les Champs-Élysées, le faubourg Saint-Germain, pour rentrer, s'habiller, dîner en ville ou recevoir, et finir sa soirée dans quelque cohue prétendue élégante ou dans quelque loge d'un théâtre prétendu amusant. Il faut croire que ces heurts presque meurtriers du cœur et du milieu ont une espèce d'attrait malsain, frelaté, mais bien fort, et qu'ils correspondent, dans les sensibilités les plus fines, à un inexplicable besoin de sursaut. Car Paris et sa société, ou mieux, – le recrutement, fantastiquement composite, du monde actuel, exige ce pluriel, – Paris donc, et ses sociétés, continuent de retenir tant de personnes que leur fortune rendrait libres de s'enfuir! Elles en maudissent quotidiennement la servitude, l'atmosphère morale, et elles ne s'en vont pas, comme si, partout ailleurs, l'intensité de leur vie devait être diminuée. L'anecdote rapportée ici prouvera qu'en effet cette ville, qui réalise à chaque heure le mot célèbre de l'Empereur sur l'impossible, abrite tout dans son décor hétéroclite, même de grandes âmes…

      I

SUR UNE PISTE

      J'ai dit que cet épisode datait de l'automne dernier. J'aurais mieux fait de dire: son dénouement. La portion dramatique de l'aventure ne fut, comme il arrive souvent, que l'explosion d'une mine longtemps creusée. Mais sans un très petit hasard, et bien improbable, ce travail souterrain, eût-il jamais abouti? La vie humaine est ainsi: le nécessaire et le fortuit s'y mélangent d'une telle façon qu'à regarder ces entrelacs de causes et d'effets on éprouve une impression indémêlable de logique et d'incohérence où seule la foi en une souveraine raison nous permet de pressentir une action providentielle. C'est là un point de vue d'ensemble et que notre philosophie conçoit quand elle s'exerce sur une suite d'années. Cette philosophie reste dépourvue lorsqu'elle essaie d'interpréter dans un pareil sens des événements d'une radicale insignifiance: celui, par exemple, qui précipita la tragédie que j'ai l'intention de raconter, – une visite d'une jeune femme dans un grand magasin de nouveautés!

      La jeune femme dont il s'agit et que j'appellerai, en lui conservant son titre, – ce détail a sa petite importance, – la baronne de La Node, était en quête de tapis volants, fort bourgeoisement. Elle avait entendu dire que le grand magasin en question avait reçu un arrivage de vieilles carpettes d'Orient. Elle était donc venue là par ce commencement d'une après-midi de novembre, avec l'espérance qu'elle pourrait, à ce moment de la journée, se faire montrer quelques échantillons, en évitant la foule. Ayant trouvé ce qu'elle cherchait, elle regagnait la sortie d'un pas lent, le regard amusé, malgré elle, aux mille et mille objets de toute provenance et de tout usage, entassés sur les comptoirs, pendus aux murs, accrochés à des tringles, empilés dans des armoires, étalés dans des vitrines. Le tableautin est trop connu pour mériter même un crayon. La jeune baronne était entrée dans le magasin, à deux heures. Il n'en était que trois, et déjà cette foule, qu'elle avait désiré éviter, commençait de la presser de toutes parts. L'énorme bâtisse regorgeait de ce formidable afflux féminin qui semble donner raison aux prophètes de la démocratie. Le rêve du nivellement universel n'est-il pas réalisé dans le dédale d'un pareil emporium? Les diverses classes n'y sont-elles pas confondues, dans un pêle-mêle extravagant? La modeste épouse du fonctionnaire à dix-huit cents francs y coudoie la compagne du financier juif, dont les bénéfices de bourse se chiffreront, le 31 décembre, par un demi-million. La provinciale, pour laquelle le voyage à Paris est un événement, y frôle l'étrangère qui va de Saint-Pétersbourg au Caire et de Cannes à New-York, sur un oui, sur un non, aussi facilement qu'elle est venue ici de son hôtel de la place Vendôme. La fille à la mode, que son automobile de grande marque attend à la porte, croise l'étudiante du quartier Latin qui a trottiné le long des rues, pour épargner au budget de son ménage bohémien les trente centimes du tramway. Le colossal bazar n'a-t-il pas une tentation pour chaque désir, une occasion pour chaque besoin? Même une grande dame authentique, qui n'eût eu, voici cinquante ans, que des fournisseurs personnels, finit par avoir recours au banal et commode caravansérail, quitte à s'y promener, comme faisait Mme de La Node, en dépit de la promiscuité forcée, avec cet air patricien qui ne s'imite pas, qui ne se définit pas. On discerne à peine en quoi il réside. C'est


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