Traité des eunuques. Charles Ancillon
& de pompe. On a beau faire des apologies pour cette ridicule, injuste & barbare coûtume de faire des Eunuques, il n'y a personne dans le Christianisme qui ne le déteste, & qui dans l'occasion ne s'écriât à l'encontre comme fit autrefois Seneque,25Principes viri, disoit-il, contra naturam divitias suas exercent, excisorum greges habent, exoletos suos, ut ad longiorem patientiam impudicitiæ idonei sint; & quia ipsos pudet viros esse, id agunt, ut quam pauci viri sint. His nemo succurit delicatis & formosis debilibus.
CHAPITRE III
JEsus Christ lui-même nous apprend combien il y a des differentes sortes d'Eunuques; Il y en a, dit il26, qui sont nez tels dès le ventre de leur mére; Il y en a qui ont été faits Eunuques par les hommes. Et il y a encore des Eunuques qui se sont faits Eunuques eux-mêmes pour le Royaume des Cieux. Mais la subtilité des hommes, & l'événement, ont donné lieu à des distinctions moins générales. Les diverses questions qui concernent le mariage de gens accusez d'être Eunuques, & la restitution de la dote de la femme, ont obligé à éxaminer les Eunuques de près; & comme on en a trouvé de diverses espéces, on en a fait des Classes différentes. Les Jurisconsultes en font quatre. La premiere est de ceux qui sont nez tels; qui sont Eunuques proprement & absolument ainsi nommez. La seconde est de ceux auxquels, soit malgré eux, soit de leur consentement & par leur propre fait, on a retranché tout ce qui fait l'homme & sa virilité, qui ne peuvent en faire aucun acte, qui sont obligez, de rendre leur urine par un tuyau de métail qu'on leur attache à la place de celui que la Nature leur avoit donné & qu'on leur a coupé; Cela arrive quelquefois à des gens travaillez de quelque maladie qui oblige le Chirurgien à leur faire cette triste operation; mais cela se pratique aussi sur des hommes sains comme nous le verrons dans la suite; C'étoit autrefois une des fonctions de la Médecine comme on le voit au §. 8. de la loi 7. ad legem Aquiliam. Et au commencement de la loi 8. du même tître & sur tout au §. 2. de la loi. 4. ff. ad legem Corneliam de sicariis & veneficiis, où il est expressément deffendu aux Médecins de faire de semblables opérations. La troisiéme Classe est de ceux auxquels on froisse tellement les Cremastéres qu'ils disparoissent, & qu'il semble qu'ils soient évanouïs; La veine qui leur portoit l'aliment étant retranchée, ils se flétrissent, ils se séchent & se réduisent à rien. Cette opération se fait ordinairement en mettant le patient dans un bain d'eau tiéde afin d'amolir ces parties, & de les rendre plus maniables & plus propres à se dissoudre; Après qu'il y a été quelque tems, on lui presse les veines du cou qu'on nomme Jugulaires, & par là on le rend stupide et aussi insensible que s'il étoit tombé en apopléxie, alors il est aisé de le mutiler sans qu'il en sente rien: Cela se fait ordinairement dans la grande jeunesse par la mére ou par la nourrice. On lui faisoit prendre autrefois une certaine quantité d'Opium, & lors qu'il étoit accablé de sommeil on lui coupoit, ou on lui tiroit une partie que la nature a pris beaucoup de soin à fabriquer; mais comme on a remarqué que la plûpart de ceux qu'on Eunuchisoit ainsi mouroient, par ce Narcotique, on s'est avisé de l'autre moyen dont je viens de parler. Les Perses & diverses autres Nations, ont des maniéres de faire, ou de couper les Eunuques, différentes de celles dont on se sert en Europe. Je dis de faire, car ce n'est pas toujours en coupant qu'on Eunuchise; La ciguë & diverses autres herbes font le même office, comme on peut le voir dans l'Ouvrage de Paul Æginette qui traite éxactement cette matiére, sur tout dans le Livre sixiéme de ce docte & curieux Traité. Cette troisiéme sorte d'Eunuques sont ceux qu'on appelle en Droit Thlibiæ. Ceux qu'on nomme Thlasiæ, sont à peu près de la même qualité, toute la difference qu'il y a, c'est qu'on se contente de leur couper les veines qui servent à fortifier les parties viriles, de sorte qu'elles restent bien à la vérité, mais si flasques & si flêtries qu'elles ne sont d'aucun usage; La quatriéme Classe, enfin, est de ceux qu'on appelle Spadones, qui sont nez si mal conformez, ou d'un tempérament si froid, ou qui le sont devenus par quelque incommodité, qu'ils sont incapables de contribuer à la génération. Quoi que ces quatre espéces soient fort différentes entr'elles, & que la derniére soit la plus favorable & la moins malheureuse, cependant les Jurisconsultes ont trouvé à propos de les comprendre toutes sous le nom de spado, ce qui est assez singulier, comme je viens de le dire, puis que la maxime triviale de droit porte que denominatio fit à potiori. Et qu'à proprement parler, ceux qu'on appelle spadones ne sont point Eunuques, puis que par la vertu de la Nature, ou par le secours de l'Art, ils peuvent être remis dans un état parfait; D'ailleurs, specialia generalibus insunt,27& comment sous le nom de spado qui n'est pas proprement un Eunuque, peut on comprendre ceux qui le sont réellement & de fait, & sans espérance de retour. Il me semble que nomina debent esse convenientia rebus comme ils le disent eux-mêmes; & que celui ci convient peu à toutes les espéces qu'il renferme; Quoi qu'il en soit, ils l'ont ainsi voulu;28spadonum generalis appellatio est, quo nomine tam hi qui naturâ Spadones sunt; item Thlibiæ Thlasiæ sed & si quod aliud genus spadonum est continentur.
Il y a diverses autres sortes d'Eunuques; il y en a qui sont appelez de ce nom, catachresticé, parce qu'ils possédent les Charges ou les Dignitez qui étoient données originairement aux Eunuques; Il y en a d'autres qui sont appellez de ce nom par figure, parce qu'ils sont chastes & qu'ils ne se servent pas plus de leurs parties viriles que s'ils n'en avoient point.
Toutes ces sortes d'Eunuques ont un nom général par lequel on prétend qu'ils ont tous été désignez, c'est le nom de Bagoas. Ce nom est celui du personnage qui représente l'Eunuque que Diocles prétend exclurre de la profession de Philosophe, dans le dialogue de Lucien. Il y a eu un fameux Eunuque de ce nom qui étoit à Darius & dont après la mort de ce Prince on fit present à Aléxandre le Grand. Il étoit beau par excellence, & Alexandre l'aima autant que Darius l'avoit aimé. Quinte-Curce en fait l'Histoire en différens endroits29 de la Vie de son Héros, & j'aurai occasion d'en parler dans la suite de cet Ouvrage. L'Eunuque d'Olopherne, Général de Nabucodonosor, qui assiégea Bethulie & à qui Judith coupa la tête; Cet Eunuque, dis je, qu'Olopherne employa pour disposer Judith à passer la nuit avec lui & qui la conduisit en effet dans sa tente, s'appelloit Bagoas; quoi que quelques versions, & entr'autres celle de Mrs. de Port-Royal l'appelle Vagao. Quoi que ce nom ait été le nom de plusieurs particuliers , cependant Gilbert Cousin, ou en Latin Cognatus, dont l'Illustre M. Baile a fait un article dans le tome premier pag. 974. de son Dictionaire, dit dans la remarque qu'il a faite sur ce mot Bagoas qui se trouve dans Lucien, que dans une Langue barbare il signifie en général un Eunuque; & il insinuë par là que Lucien ne se sert de ce nom Bagoas que parce que c'est un nom qui comprend tout le genre Eunuque.30Et il confirme son sentiment par ce Vers d'Ovide,
Il est certain que parmi les Babyloniens Bagoas signifie un Eunuque. Il y en a eu un aussi de ce nom qui a été Eunuque, & dont Plutarque dit beaucoup de choses plus dignes pourtant du silence que de nôtre curiosité. Quelques Sçavans croyent que ce Bagoas dont parle Lucien étoit un homme qui avoit la mine si disgraciée qu'on le prenoit pour Eunuque. Quintilien parle d'un Bagoas & il y a apparence qu'il se sert de ce nom comme d'un nom commun à une espèce d'hommes,31car il parle en même tems de Megabyse & de Doriphoron, or il est certain que Megabyse est un nom commun aux Prêtres de Diane,32ils devoient être tous Eunuques parce qu'ils avoient la garde des filles qui lui étoient consacrées; Et Doriphoron signifie un homme qui porte une lance; Il est vrai qu'il désigne aussi cette statuë si admirable d'un jeune homme bien fait qui étoit armé d'une lance que Policlete avoit fait, dont il étoit amoureux, & qu'il appelloit sa Maîtresse; mais il suffit qu'il marque aussi un nom général, sous lequel tout homme portant une lance est désigné.
CHAPITRE IV
25
Controvers. 33. lib. 5.
26
St. Matth. ch. 19. V. 12.
27
L. 147. de div. reg. Jur.
28
L. 121. ff. de verbor. significat.
29
Liv. 6. ch. 5. & sur tout. liv. 10. ch. 1.
30
Liv. 2. Eleg. 2.
31
Voy. Plin. liv. 13. ch. 4.
32
Plutarq. In Alexandr.