Les Forestiers du Michigan. Jules Berlioz d'Auriac

Les Forestiers du Michigan - Jules Berlioz d'Auriac


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l'avez dit.

      – Je ne l'ai point dit; observa l'autre en croisant négligemment ses mains derrière lui, et tournant le dos au feu.

      Cette froide et imperturbable assurance faillit déconcerter Veghte, tout habitué qu'il fût aux plus étranges rencontres. Il revint cependant à sa question.

      – Eh bien! voyons donc ce nom? car je suppose que vous ne trouvez aucun inconvénient à le donner.

      – Oh! je n'y rencontre aucun inconvénient, répondit indifféremment l'étranger; mais… que signifie un nom, Basil Veghte?

      Le forestier fut stupéfait de voir que cet inconnu le connaissait. Néanmoins il reprit d'un ton sec:

      – Il ne s'agit pas de ce que peut signifier un nom; je vous donne le choix entre deux choses que je vais vous proposer: dites-moi votre nom ou allez-vous-en camper ailleurs.

      L'étranger le regarda et se mit à rire.

      – Basil, vous rappelez-vous Brock Bradburn?

      Veghte l'enveloppa d'un regard rapide:

      – Je ne me souviens pas, dit-il, d'avoir entendu ce nom.

      – C'est mon opinion également; car je ne vous l'avais point encore dit.

      – Voudriez-vous me faire croire que ce n'est pas vous!

      – Je serais assez de cet avis.

      – Enfin! voulez-vous, oui ou non, me dire qui vous êtes?

      – Et si je ne le voulais pas?

      – Eh bien! la question est tranchée! Laissez-moi tranquille avec mon feu. Vous êtes venu sans être invité; retirez-vous de même.

      – Et si je ne le voulais pas?.. riposta l'étranger en le regardant entre les deux yeux.

      Le visage de Veghte prit une expression dangereuse.

      – Si-vous-ne-vou-lez-pas, répondit-il en appuyant sur les mots, je crois qu'il se présentera certaines circonstances qui vous feront changer d'avis.

      – Voyons, que pensez-vous du nom de Zacharie Smithson, Basil? Il n'est pas absolument mélodieux, j'en conviens; mais cela ne doit pas vous empêcher de me serrer la main en me souhaitant la bienvenue.

      – Si c'est réellement votre vrai nom, et si vos intentions sont droites, vous avez place à mon feu et sous ma couverture, répliqua Basil sensiblement radouci.

      – Merci, j'en ai une pour moi, et une bonne couverture. Mais je vous vois fumer de si bonne grâce que j'en deviens jaloux; permettez que j'en fasse autant.

      Et, joignant le geste à la parole, l'étranger prit au foyer une branche enflammée, la présenta à sa pipe qui exhala aussitôt des bouffées odorantes. Pendant l'opération ses traits furent vivement éclairés par cette flamme plus proche que celle du foyer. En réalité, il avait d'abord évité de se laisser voir en pleine lumière; mais à ce moment il affecta au contraire d'éclairer longuement son visage, pour faciliter au soupçonneux forestier l'examen auquel il s'acharnait visiblement.

      Veghte put donc voir à son aise les sourcils épais, les yeux noirs et expressifs, le nez court, la large face, l'épaisse barbe de son interlocuteur.

      Dans les souvenirs de Basil il y avait quelque trace de ce visage-là; il devait l'avoir vu; mais où? à quelle époque? Il eut beau remonter une à une les années de son aventureuse existence, il ne rencontra rien de précis à cet égard.

      Cependant, après s'être répété plusieurs fois à lui-même le nom de Smithson, pour aider sa mémoire, il arriva à une conviction peu flatteuse pour l'inconnu; savoir que, comme le précédent, ce nom était une invention.

      Cette conclusion le jeta dans une disposition d'esprit passablement agressive; il en revint à son ultimatum, et se disposa à faire vider les lieux au trop facétieux étranger.

      Mais celui-ci avait étendu sa couverture, s'y était moelleusement installé et fumait comme un bienheureux. Il était visiblement plongé dans les béates abstractions de la quiétude, et se délectait à la contemplation de ses riantes pensées intérieures.

      Veghte fit un mouvement pour prendre la parole; l'autre le prévint:

      – Il neige plus fort que jamais! dit-il en allongeant ses jambes vers le feu. Voilà bien la plus forte tourmente que j'aie vue. Si elle continue comme ça toute la nuit, ce ne sera pas une petite affaire de regagner le fort demain matin.

      – A quel fort allez-vous?

      – Au Fort de Presqu'île, sur le Lac.

      – C'est également le but vers lequel je marche depuis trois jours.

      – Oui, je sais, je sais, fit l'étranger d'un ton suffisant; vous vouliez y arriver cette nuit même. C'est comme moi, et figurez-vous que j'ai fait tout mon possible; mais il n'y a pas eu moyen.

      – Vous me semblez terriblement savant et perspicace, répliqua le forestier, outré des airs supérieurs que se donnait l'autre.

      – Heu! pas trop! Cependant il est un point sur lequel j'ai l'avance à votre égard, quoique je sois en arrière sur d'autres.

      – Et lequel, s'il vous plaît?

      – Je sais votre nom; vous ne connaissez pas le mien.

      – Ah! vous ne m'avez pas encore décliné votre vrai nom!

      – Comprenez! je vous connais, de souvenir, pour vous avoir vu; tandis que vous… depuis une heure que vous me dévisagez, vous ne pouvez pas classer ma figure ni ma personne dans votre mémoire. Non! je ne vous ai pas dit vraiment comment je m'appelle…

      Veghte faisait décidément mauvaise figure: pour prévenir l'explosion, l'étranger se hâta d'ajouter:

      – Je vous ai un peu mystifié, Basil; mais c'est pour rire; voici mon vrai nom. Je suis Horace Johnson.

      CHAPITRE II

      UN CRI DE MORT

      Ce nom n'était pas tout à fait inconnu à Veghte, mais, pour le moment, il lui aurait été impossible de se rappeler le lieu ni l'époque où il l'avait déjà entendu.

      A la fin il crut se souvenir que le propriétaire de ce nom avait voyagé avec lui, deux ans auparavant, sur les bords du lac Saint-Clair, et qu'en cette circonstance, ayant été pourchassés par un détachement de Chippewas, ils avaient eu toutes les peines du monde à leur échapper.

      – C'est bizarre que je ne vous aie pas reconnu! dit-il enfin en souriant et lui tendant la main; il me semblait bien que j'avais entendu votre voix et vu votre visage quelque part; mais, quand ma vie en aurait dépendu, je n'aurais pu dire où; pourquoi avez-vous tant tardé à vous faire connaître?

      – Eh! je vous l'ai dit: histoire de rire! Je vous avais reconnu au premier coup-d'œil: je me suis amusé à me cacher le visage en commençant, et je vous ai ensuite montré ma figure fort adroitement lorsque j'ai allumé ma pipe; j'avais passablement envie de rire en examinant vos efforts pour me dévisager. A présent, voyons un peu! Il y a deux bonnes années que nous avons essuyé cette bousculade au bord du vieux lac Saint-Clair, n'est-ce pas? Ce fut alors notre dernière entrevue: qu'en dites-vous?

      – Deux ans à l'automne passé. Vous avez considérablement changé depuis cette époque, Horace.

      – Hélas, oui! sans plaisanter. Je n'en puis dire autant de vous; vous êtes toujours le même: toujours la même chevelure, toujours le même visage. Qu'êtes-vous donc devenu pendant tout ce temps?

      – J'ai été beaucoup à Presqu'île; quoique depuis trois mois je sois absent du fort. J'ai passé un certain temps à Michilimakinuk, ensuite au fort Sandusky; puis, à Saint-Joseph; enfin à Ouatanon.

      – Il est singulier que nous ne nous soyons pas rencontrés: j'ai fréquenté ces trois forts, surtout le Sandusky.

      – Quand avez-vous quitté ce dernier poste?

      – Vers le milieu d'octobre.

      – Eh


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