La jeune fille bien élevée. Boylesve René

La jeune fille bien élevée - Boylesve René


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      La jeune fille bien élevée

      I

      Qu'elle est amusante et jolie, la rue Saint-Maurice à Chinon! Elle s'en va, de-ci, de-là, sans plus d'assurance que la trace argentée d'un limaçon dans une allée de potager; c'est comme un sentier à mi-côte, qui sait parfaitement où il mène, mais a bien l'air de l'oublier, qui ne saurait vous égarer, mais à tout instant vous laisse croire que vous êtes perdu; elle a des centaines d'années, la rue Saint-Maurice, elle a été raccommodée, rapetassée par endroits; mais de cela même, il y a très longtemps: ses plus récentes maisons datent de Louis XIV; la plupart sont du XVIe et du XVe siècle, les unes en bois, à colombage, ornées de sculptures naïves, les autres construites avec la pierre tendre du pays, flanquées d'une tourelle d'angle que coiffe un éteignoir un peu bosselé, et percées de souriantes fenêtres à meneaux; tantôt c'est une de ces vieilles bicoques qui vient en avant, tantôt c'est un petit hôtel qui s'efface, discrètement, derrière une courette et un portail où rampent la vigne vierge, la glycine et le jasmin de Virginie, et dont un des vantaux, entr'ouvert, laisse apercevoir les cannas, en pots rangés au pied de la façade, et la vieille bonne en bonnet blanc, qui a l'air d'être du même âge que la ville; et si vous levez les yeux pour examiner le détail d'une lucarne ou d'un pignon, vous êtes étonné et ravi de voir, là-haut, bien au-dessus de l'objet qui attirait vos regards, des rocs à pic, adoucis, çà et là, d'une touffe d'ormeaux ou de jeunes chênes, et qui portent l'admirable écroulement des trois châteaux où Jeanne d'Arc a passé.

      Tout au bout de cette rue Saint-Maurice, après l'église, le sol s'incline, comme celui d'un torrent raviné, jusqu'au quai, et c'est là, dans une maison d'angle, au-dessous de la dernière tour, qu'habitaient mes grands-parents Coëffeteau. De leur premier étage, on apercevait les tilleuls du quai, la Vienne, les peupliers des îles; et l'on voyait, les jours de marché, les carrioles des paysans déboucher par la route d'Azay-le-Rideau, et prendre leur tournant en projetant sur la droite les têtes ahuries des pauvres petits veaux.

      Ensuite le coteau se relève, et une autre voie, non moins tortueuse que la rue Saint-Maurice, conduit, entre des murs de clos et bientôt en pleins champs, jusqu'au vieux monastère de Saint-Louans. Je suis née à l'entrée de ce chemin rustique, dans une maison d'aspect singulier, parce qu'elle semble avoir été enfoncée presque jusqu'à sa toiture, sans qu'on lui ait fait seulement grâce d'une porte ou d'une fenêtre. A trente pas plus loin, on trouvait une grille de fer par où l'on pénétrait chez nous en traversant le jardin. Il y fallait compter, par exemple, cinq ou six bonnes minutes, quelquefois plus, avant qu'on ne vînt vous ouvrir, car le trajet, sous bois, pour arriver là, de l'office, par une allée en pente et coudée, et brisée à deux reprises par des degrés, était long. Les familiers savaient que la clef de cette grille était dissimulée dans une cachette et qu'il ne s'agissait que de passer la main entre deux des barreaux de fer, pour la prendre au clou où elle pendait.

      Il est vrai que ceux qui venaient sonner pour la première fois ne devaient pas regretter d'avoir attendu, car la vue, au tournant de l'allée sous bois, leur faisait pousser invariablement des exclamations d'enthousiasme: elle était franchement belle. Devant la maison, assez simplette et ordinaire, adossée au sol du chemin, et à demi couverte d'ombrages, il y avait un petit parterre allongé, et malheureusement un peu étroit, où l'on se heurtait trop vite à un mur bas, crevé en sortes d'embrasures où l'on avait ajusté des balcons; mais de là on possédait tout Chinon et la vallée de la Vienne.

      J'ai passé à ces balcons bien des heures, étant petite, quand la maison nous appartenait, et plus tard, lorsque maman, après son malheur, la loua à M. Vaufrenard. Ces balcons, même pour une enfant, avaient un grand attrait; malgré le charme du sous-bois, de la source qui y alimentait un petit bassin, et quels que fussent aussi les plaisirs du Clos, du fameux Clos où l'on grimpait par un escalier, sous le chèvrefeuille, et qui contenait des bosquets de noisetiers, une salle de verdure avec des bancs de pierre, plusieurs tonnelles, un belvédère, des citernes, des celliers dans le tuffeau et cinq ou six arpens de vignes, je me souviens surtout de ces balcons d'où l'on découvrait, à gauche, la ville de Chinon, comme un joujou, surmontée de son château de conte de fées, les tilleuls de ses quais, son beau pont suspendu, l'horizon infini et, au-dessous de moi, immédiatement, des terrains échelonnés en terrasses.

      En me penchant, je voyais un grand œil rond qui me regardait; il était quelquefois profond, sombre, un peu effrayant, quelquefois à fleur de terre et voilé d'une taie verdâtre; c'était la citerne commune du père Sablonneau, tonnelier, et de Tondu, l'homme à tout faire. Sablonneau et Tondu négligeaient un peu leur vignoble, l'un à cause de la politique, l'autre parce qu'il travaillait partout et comme un nègre, pour nourrir ses huit enfants, de sorte que ce terrain, à mes yeux, avait l'agrément d'être à peu près en friche; j'y mesurais la croissance des orties, des ronces et des boutons-d'or; j'y regardais les lézards courir dans la pierraille ou s'arrêter longtemps, immobiles, avec des palpitations de leur petit cœur; j'y comptais les montagnes soulevées par le dos des taupes et des mulots, et je lançais le soir des cailloux dans la citerne, pour y faire plonger les grenouilles.

      Mon Dieu, comme tout cela est loin!

      Tout à fait dans les premiers temps, je me souviens que mon pauvre papa venait s'asseoir là et fumer après les repas. Je le vois presque toujours environné de cinq ou six messieurs très distingués et très préoccupés. Ils s'entretenaient d'affaires graves auxquelles je ne comprenais rien; mais trois noms revenaient constamment dans leur conversation: "Thiers," "Bismarck" et "Monsieur le comte de Chambord" qu'on appelait aussi "Monseigneur," ce qui me faisait croire que ce dernier était un évêque. Mon père était de tous le plus animé; il se levait tout à coup et faisait deux ou trois pas sur sa mauvaise jambe qui avait été traversée par une balle à l'armée de la Loire, et il parlait, en étendant le bras vers cette grande plaine étalée devant nous. Cela se répétait presque tous les jours. Quelquefois, on appelait le père Sablonneau, qui habitait, sous sa vigne, un logement de troglodyte, dans le roc, et Sablonneau émergeait peu à peu par un escalier invisible, et s'approchait lentement, les pieds lourds, entre les sarments enchevêtrés, pour venir enfin se planter, au pied du balcon, chapeau bas. Très fier alors, il s'en allait porter les instructions de ces messieurs, des papiers, des journaux, des lettres. C'était un agent électoral d'un zèle ardent et de toute sécurité.

      J'ai su plus tard qu'il s'était agi là des élections à l'Assemblée Nationale, et après, qu'on avait travaillé, chez nous, tant qu'on avait pu, à faire monter un roi sur le trône, ce qui n'avait pas réussi du tout; et que tout cela avait coûté énormément d'argent. Ils étaient deux de ces messieurs, le marquis de Coudrey-Ligueil et mon père, qui y avaient englouti leur fortune dans la propagande directe et dans un journal. Ai-je assez entendu répéter cela, Seigneur! Ce bon marquis de Coudrey-Ligueil, un grand vieillard sec qui était si gentil pour moi, se sont-ils moqués de lui, après le coup manqué, même ceux qui avaient le plus péroré avec lui sur cette terrasse!..

      Chez nous, c'était le marquis de Coudrey-Ligueil qu'on daubait, pour ne point dire ouvertement son fait à mon père de qui le cas était exactement le même. Je n'ai démêlé ces sous-entendus qu'après beaucoup d'années, en éprouvant, pour mon compte personnel, et dans des circonstances fort différentes, des impressions certainement analogues à celles que dut subir mon pauvre papa avec qui je crois avoir beaucoup de ressemblance. Mes grands-parents maternels avaient pourtant toujours admiré et soutenu leur gendre; leurs principes essentiels étaient communs, et ils avaient été très fiers quand tout un monde qui se tenait éloigné de notre bourgeoisie, sous l'Empire, était venu chez nous prodiguer des "cher ami" à papa et, en le poussant et l'entraînant, sembler se laisser guider par lui dans une lutte ardente où le malheureux apportait ses sentiments loyaux, sa générosité, sa bravoure, son talent de parole et finalement, – l'événement le prouva, – toutes ses ressources personnelles et sa vie même. Car il mourut bel et bien de chagrin, non parce qu'il était ruiné, – son âme était au-dessus de cela, – mais parce qu'on ne lui pardonnait pas de l'être pour une cause qui n'avait pas réussi. Je me souviens de mots qu'il prononçait souvent, à table, en s'adressant à son beau-père et à sa belle-mère, pendant les quelques années qu'il traîna son désenchantement; il répétait: "Vous n'êtes pas logiques!.." Sa logique, à lui c'était que, lorsqu'on a jugé qu'un parti est le bon, il faut l'adopter coûte que coûte et ne s'en pas repentir après échec. La logique de mes grands-parents, comme de beaucoup de braves gens, d'ailleurs, qui n'y regardent


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