Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,
mon cher, j'approuve d'autant plus votre sympathie pour la France, qu'à notre époque de fer et de triple alliance, il est un peu de mode de la décrier, reprit sir Arthur.
«Elle a fort heureusement bec et ongles pour se défendre…
«Du reste, la question n'est pas là.
«Voyons, nous sommes ici un petit comité d'esprits éclairés, supérieurs à toute mesquine susceptibilité… capables d'entendre et de proclamer certaines vérités sans être froissés.
– Il est bien entendu que l'on peut tout dire quand on n'a pas d'intention blessante.
«Où voulez-vous en venir, cher sir Arthur?
– A ceci, mais je solliciterai préalablement de M. d'Ambrieux la faveur de parler à mon point de vue:
«Je connais, mon cher collègue, votre ardent patriotisme et je veux que mon appréciation ne lui porte aucune atteinte, même la plus légère.
– Mais, mon cher hôte, je ne suis pas un de ces chauvins ombrageux qui ne peuvent souffrir la moindre contradiction.
«Mon patriotisme n'est point aveugle, et le jugement, quel qu'il soit, porté par un homme comme vous sur mon pays, ne peut être qu'impartial.
«Parlez donc, je vous en prie.
– Je proclame volontiers que pendant près d'un siècle, c'est-à-dire depuis 1766 jusqu'à 1840, la France surpassa, et de beaucoup, les autres nations, y compris l'Angleterre, par le nombre et les résultats des voyages maritimes entrepris pour la découverte de pays inconnus.
«Je rappellerai avec admiration Bougainville, Kerguelen de Tremarec, La Pérouse, Pagès, Marchand, Labillardière, d'Entrecasteaux, Freycinet, Duperré, Vaillant, Dupetit-Thouars, Laplace, Trehouart, Dumont d'Urville, dont les noms illustres tiennent la place la plus glorieuse dans les fastes géographiques.
«Mais ne trouvez-vous pas, comme moi, que votre pays semble avoir, depuis un demi-siècle, renoncé à ces brillantes expéditions?
– D'où vous concluez, sir Arthur?
– Que dans le fond, sinon dans la forme, blâmable selon moi, en dépit de son apparente correction, meinherr Ebermann ne s'est point trop écarté de la stricte vérité.
– Mais, vous faites erreur, interrompit avec vivacité M. d'Ambrieux, et quelques noms pris au hasard dans l'intrépide phalange de nos explorateurs contemporains vous convaincront du contraire.
«Le marquis de Compiègne et Alfred Marche au Gabon, de Brazza au Congo, Jean Dupuis au Tonkin, Crevaux, Thouar, Coudreau et Wiener dans l'Amérique du Sud, Soleillet au Sénégal, Caron à Tombouctou, Giraud aux grands lacs d'Afrique, Brau de Saint-Pol-Lias en Malaisie, Pinart dans l'Alaska, Neïs et Pavie en Indo-Chine, Bonvalot, Capus et Pepin en Asie et tant d'autres, partis avec leurs seules ressources ou des subsides insuffisants, presque dérisoires…
– Eh! c'est positivement là où je trouve blâmable l'inertie de votre gouvernement, qui en somme est riche, comme aussi l'indifférence des simples particuliers qui, se trouvant en possession de fortunes considérables, aiment mieux thésauriser que de sacrifier leurs gros sous à une œuvre glorieuse.
«L'épargne française, égoïste et liardeuse, n'a même pas su couvrir la souscription de l'infortuné Gustave Lambert, tandis que chez nous ou en Amérique, le premier millionnaire venu se fût empressé de subventionner l'expédition.
«Tenez, mon cher collègue, trouvez-moi donc chez vous des Mécène comme notre Thomas Smith qui paya intégralement les frais des voyages de Baffin, ou comme Booth qui offrit à Bass 18,000 livres (450,000 francs)!
«Et l'Américain Henry Grinnel qui commandita le docteur Kane; et le Suédois Oscar Dickson qui, après avoir fait les frais de six expéditions polaires, équipa la Véga pour Nordenskiöld; et cet autre Américain, Pierre Lorillard, qui défraya votre compatriote Charnay au Yucatan; et Gordon Bennett qui, après avoir envoyé Stanley à la recherche de Livingstone, paya de ses deniers la Jeannette…
«Et quand l'Etat ou les millionnaires chômaient, l'humble obole des petits ne manquait pas aux voyageurs.
«N'est-ce pas une souscription nationale qui permit au capitaine américain Hall d'équiper le Polaris, comme aussi aux Allemands de faire voguer sur les mers polaires la Germania et la Hansa, et enfin au lieutenant de l'armée américaine Greely d'atteindre 83° 23″ et de nous devancer glorieusement, nous autres Anglais, sur la route du pôle!
«Voyons, mon cher d'Ambrieux, qu'avez-vous à répondre à cela?
– D'autant plus, ajouta loyalement Pregel, que l'intrépidité comme aussi le désintéressement des explorateurs français, ainsi réduits, comme vous le disiez, à leurs seules ressources, n'en sont que plus méritoires.
«Il ne nous en coûte nullement de reconnaître leur vaillance et leurs éminentes facultés.
«Ainsi, mon cher Sériakoff, nous sommes d'accord ou à peu près, et voici l'incident soulevé par vous au sujet de ce pauvre meinherr Ebermann, réduit à ses proportions réelles.
– Eh! donc, mon cher, si je me suis ainsi emballé, c'est que ce vieux géographe distillait mot à mot son venin avec une intention marquée d'être désagréable aux Français.
«Ma parole! s'il avait été plus jeune…
– Vous nous haïssez donc bien! vous, nos amis d'hier?
«Vraiment, à vous entendre, on dirait que vous êtes Français.
– Vous voudriez peut-être que mes amis de là-bas vous portassent dans leur cœur!
– Je ne demande pas l'impossible.
«Je trouve seulement que les Français ont la rancune tenace.
– Sacrebleu! Comme vous pratiquez généreusement le pardon des injures que vous avez commises, vous autres Allemands.
– Je ne comprends pas.
– Je m'explique.
«L'Allemagne s'est battue contre la France… un duel entre nations… comme entre gentlemen.
«Rien de mieux.
«Mais que diriez-vous du gentleman qui, à l'issue d'un combat singulier, rançonnerait son adversaire vaincu et lui volerait sa montre ou son portefeuille?
«Vous, moi, sir Arthur Leslie, d'Ambrieux, tout le monde enfin, dirait que c'est un… ma foi! je ne sais pas le mot allemand équivalent au mot français, très énergique, qui me brûle les lèvres.
«Je voudrais cependant le connaître pour qualifier le rôle de l'Allemagne vis-à-vis de la France, car l'Alsace-Lorraine est un bijou de prix…
– Sériakoff!..
– Eh! mon cher, voici la seconde fois que vous criez mon nom d'une façon toute bizarre…
«On dirait l'éternuement d'un chat qui a une arête dans le gosier.
«Si mes paroles vous sont désagréables, dites-le.
«L'Angleterre produit le meilleur acier du monde, et avec un peu de bonne volonté, nous pourrions trouver une jolie paire de lames pour nous faire la barbe demain matin.»
Très pâle, mais calme et résolu, Pregel allait riposter par un mot susceptible de rendre toute conciliation impossible.
Sir Arthur Leslie, en bon Anglais amateur de sport, flairant une rencontre dont il serait le témoin obligé, n'avait pas fait un geste pour arrêter la querelle naissante.
Du reste, le digne gentleman était un peu gris, et cela l'amusait, de voir ses convives s'asticoter. Fidèle à la politique de son pays qui consiste à faire battre les autres pour en tirer profit ou distraction, il attendait l'intervention du Français.
Elle ne se fit pas attendre.
«Messieurs, dit-il en développant lentement sa stature de géant, permettez-moi de vous mettre d'accord,