Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2. Dozy Reinhart Pieter Anne

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2 - Dozy Reinhart Pieter Anne


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par le cri de sa conscience, était musulman pour toujours, et s’il apostasiait, la loi le condamnait à la mort. Les descendants des renégats qui voulaient revenir au giron de l’Eglise étaient encore plus à plaindre: ils souffraient pour la faute d’un de leurs aïeux. La loi les déclarant musulmans parce qu’ils étaient nés d’un musulman, ils devaient perdre la vie, eux aussi, s’ils reniaient Mahomet. L’Eglise musulmane les saisissait dès le berceau, et les suivait jusqu’à la tombe.

      Il était donc tout naturel que les renégats repentants murmurassent; mais ils étaient en minorité; le plus grand nombre était sincèrement attaché à l’islamisme. Cependant ceux-là murmuraient aussi. Au premier abord, ce phénomène doit surprendre. La plupart des renégats étaient des affranchis, c’est-à-dire des hommes dont la condition avait été améliorée par la conquête; comment se faisait-il donc qu’ils ne fussent pas contents des Arabes? Rien, cependant, n’est plus simple. «L’histoire est toute remplie de pareils spectacles. Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège77.» Joignez-y que la position sociale des renégats était intolérable. Les Arabes les excluaient ordinairement des emplois lucratifs et de toute participation au gouvernement de l’Etat; ils affectaient de ne pas croire à la sincérité de leur conversion; ils les traitaient avec une insolence sans bornes; voyant encore le sceau de la servitude sur une foule de fronts récemment affranchis, ils les flétrissaient tous du nom d’esclave ou de fils d’esclave78, quoiqu’ils comptassent dans leurs rangs quelques-uns des plus nobles et des plus riches propriétaires du pays. Les renégats ne se résignèrent pas à de tels traitements. Ils avaient le sentiment de leur dignité et de la force matérielle dont ils disposaient, car ils formaient la majorité de la population. Ils ne voulaient pas que le pouvoir fût l’apanage exclusif d’une caste étroitement retranchée dans son individualisme; ils ne voulaient pas accepter plus longtemps leur état de contrainte et d’infériorité sociale, ni supporter les insolents dédains et la domination de quelques bandes de soldats étrangers, cantonnées de loin en loin. Ils prirent donc les armes et engagèrent hardiment la lutte.

      La révolte des renégats, à laquelle les chrétiens prirent part dans la mesure de leurs forces, se produisit avec la variété que devait revêtir toute révolte dans un temps où tout était essentiellement varié et individuel. Chaque province, chaque grande ville s’insurgea pour son propre compte et à différentes époques; mais la lutte n’en fut que plus longue et plus sanglante, comme on le verra par les récits qui vont suivre.

      III

      Dans la capitale du sultan les renégats79 étaient nombreux. C’étaient pour la plupart des affranchis qui cultivaient des champs qu’ils avaient achetés, ou qui travaillaient à la journée sur les terres des Arabes80. Robustes, laborieux et économes, ils semblent avoir joui d’une certaine aisance, puisqu’ils demeuraient principalement dans le faubourg méridional81, un des plus beaux quartiers de la ville; mais des passions révolutionnaires les dominaient, et, sous le règne de Hacam Ier, ils se laissèrent entraîner par des faquis ambitieux à une insurrection qui aboutit à une terrible catastrophe.

      Abdérame Ier avait été trop jaloux de son pouvoir pour permettre aux faquis, aux théologiens-jurisconsultes, d’acquérir une autorité qui l’aurait gêné dans ses mesures despotiques; mais sous le règne de Hichâm, son fils et son successeur, leur influence s’accrût considérablement. C’était un prince vraiment religieux, un modèle de vertu. Au moment où il monta sur le trône, ses sujets pouvaient encore se demander si, ayant à choisir entre le bien et le mal, il se déciderait pour l’un ou pour l’autre; car dans certaines circonstances il s’était montré bon et généreux82, dans d’autres, vindicatif et atroce83. Bientôt toute incertitude cessa à cet égard. Un astrologue ayant prédit au jeune monarque une mort prématurée84, il s’était détaché de tous les plaisirs mondains pour ne songer qu’à faire son salut par des œuvres de charité. Vêtu avec une extrême simplicité, il parcourait seul les rues de sa capitale, se mêlait au peuple, visitait les malades, entrait dans les masures des pauvres et s’occupait, avec une tendre sollicitude, de tous les détails de leurs maux et de leurs besoins. Souvent, au milieu de la nuit, quand il pleuvait à verse, il sortait de son palais pour porter des rafraîchissements à un pieux solitaire malade et veiller auprès de son grabat85. Fort exact à toutes ses pratiques de dévotion, il encourageait ses sujets à suivre son exemple. Dans les nuits d’orage, il faisait distribuer de l’argent à ceux qui se rendaient aux mosquées sans se laisser rebuter par le mauvais temps86.

      C’était justement l’époque où une nouvelle école théologique se formait en Orient. Elle reconnaissait pour son chef le grand docteur médinois Mâlic ibn-Anas, le fondateur de l’une des quatre sectes orthodoxes de l’islamisme. Hichâm avait une profonde vénération pour ce docteur87. De son côté, Mâlic, qui portait une haine mortelle aux Abbâsides, ses maîtres, depuis que, l’accusant d’avoir prêté l’appui de son nom célèbre et révéré à un prétendant alide, ils lui avaient fait donner des coups de courroie et disloquer un bras88, était prévenu en faveur du sultan d’Espagne, le rival de ses bourreaux, même avant de savoir jusqu’à quel point ce monarque était digne de son estime; mais quand ses disciples espagnols lui vantèrent la piété et les vertus de Hichâm, son admiration et son enthousiasme ne connurent pas de bornes: voyant en lui l’idéal du prince musulman, il le proclama seul digne de s’asseoir sur le trône des califes89. De retour en Espagne, les étudiants ne manquèrent pas d’informer leur souverain de la haute estime que leur maître avait témoignée pour lui, et Hichâm, flatté dans son amour-propre, fit tout ce qui était en son pouvoir pour propager en Espagne l’école de Mâlic. Il encouragea les théologiens à prendre le bâton du voyageur pour aller étudier à Médine, et c’était parmi les disciples de Mâlic qu’il choisissait de préférence ses juges et ses ecclésiastiques.

      Au moment de la mort de Hichâm (796), la nouvelle école théologique jouissait donc d’une très-grande considération. Elle comptait dans son sein des hommes jeunes, habiles, ambitieux et entreprenants, tels que le Berber Yahyâ ibn-Yahyâ90. Mâlic n’avait pas eu de disciple plus assidu, plus attentif, que lui. Une fois que ce professeur faisait sa leçon, un éléphant passa dans la rue. Tous les auditeurs sortirent aussitôt de la salle pour contempler de près cet animal; Yahyâ seul resta à sa place, à la grande surprise du vénérable professeur qui, nullement offensé d’être abandonné pour le plus grand des quadrupèdes, lui dit avec bonhomie: «Pourquoi ne sors-tu pas comme les autres? Il n’y a pourtant pas d’éléphants en Espagne. – C’est pour vous voir et pour profiter de vos leçons que j’ai quitté ma patrie, et non pour voir un éléphant,» lui répondit Yahyâ; et cette réponse plut tellement à Mâlic que depuis lors il appelait ce disciple l’âkil (l’homme intelligent) de l’Espagne. A Cordoue, Yahyâ jouissait d’une très-grande renommée; c’était, disait-on, le théologien le plus savant du pays91. Mais à son grand savoir il joignait un orgueil plus grand encore, et cet homme extraordinaire unissait la fougue d’un démagogue moderne à la soif de domination d’un pontife romain du moyen âge.

      Le caractère du nouveau monarque répugnait à Yahyâ et aux autres docteurs mâlikites. Hacam n’était pas irréligieux pourtant. Elevé par un pieux client de son grand-père qui


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<p>77</p>

De Tocqueville.

<p>78</p>

Voyez les vers que cite Ibn-Adhârî, t. II, p. 114, ceux qui se trouvent chez Ibn-Haiyân, fol. 64 v., et ceux que j’ai publiés dans mes Notices sur quelques manuscrits arabes, p. 258, 259. Il est remarquable que les Arabes n’appliquent jamais aux chrétiens cette épithète infamante.

<p>79</p>

On nous permettra de donner ce nom tant aux renégats proprement dits, qu’à leurs descendants.

<p>80</p>

Voyez le Cartâs, p. 23, l. 1.

<p>81</p>

Anciennement Secunda. Voyez Maccarî, t. I, p. 899, dernière ligne.

<p>82</p>

Voyez Akhbâr madjmoua, fol. 99 v. – 100 v., Ibn-Adhârî, t. II, p. 68-70.

<p>83</p>

Voyez Ibn-al-Khatib, man. P., fol. 213 v. – 214 v., Ibn-al-Coutîa, fol. 15 r.

<p>84</p>

Ibn-al-Coutîa, fol. 17 v.

<p>85</p>

Abd-al-wâhid, p. 12; Ibn-al-Coutîa, etc.

<p>86</p>

Akhbâr madjmoua, fol. 99 r.

<p>87</p>

Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 18 v.

<p>88</p>

Voyez Ibn-Khallicân, t. I, p. 615, éd. de Slane, et cf. Weil, t. II, p. 42, 43.

<p>89</p>

Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 18 r., Maccarî, t. II, p. 154.

<p>90</p>

Yahyâ, de la tribu berbère de Maçmouda, était client de la tribu arabe des Beni-’l-Laith.

<p>91</p>

Voir Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 19-21, éd. Wüstenfeld.