Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino
Chronique de 1831 à 1862. T. 1/4
Cette Chronique a été composée avec des notes recueillies en Angleterre, durant l'ambassade du prince de Talleyrand, et ensuite avec les fragments extraits des lettres adressées pendant trente ans, par Mme la duchesse de Dino (plus tard duchesse de Talleyrand et de Sagan), à M. Adolphe de Bacourt, qui me l'a remise en mains propres, par ordre de ma grand'mère.
Quelques mois avant sa mort, en 1862, ma grand'mère, qui ne se faisait plus aucune illusion sur l'état de sa santé, me prévint elle-même du don précieux qui me serait remis après elle, par son exécuteur testamentaire, M. de Bacourt, y ajoutant ses instructions et ses conseils.
Le recul des années étant nécessaire à l'homme pour devenir à peu près juste à l'égard des sentiments et des actes des personnes qui ont marqué d'un trait spécial, j'aurais voulu retarder encore la publication de cette Chronique, mais ma nièce, la comtesse Jean de Castellane, ayant, il y a quelques mois, fait paraître le Récit des premières années de la duchesse de Dino, qui finissait trop tôt, au gré de plus d'un lecteur, il me semble à propos de ne plus en faire attendre la continuation.
Cette continuation se trouve, presque tout entière, dans cette Chronique.
Ce livre, où les dernières années du prince de Talleyrand sont mieux mises en lumière que par toutes les publications faites jusqu'à ce jour, parle trop par lui-même pour que j'aie besoin d'y ajouter un seul mot. La place que la duchesse de Dino a occupée dans la société européenne de la première partie du siècle dernier est aussi trop connue pour la rappeler ici. Ses attraits, comme ses dons, furent rarement égalés, mais ce qui est moins connu, c'est la séduction morale qu'elle exerçait sur tous ceux qui l'approchaient. Si l'intelligence est une puissance, l'élévation de l'âme en est une plus grande encore et celle-ci a certainement aidé la duchesse de Dino à traverser bien des phases difficiles dans sa vie.
C'est ce qui me semble tout particulièrement ressortir de cette Chronique où on sent planer une âme supérieure.
Kleinitz, 1er septembre 1908.
1831
Paris, 9 mai 1831.– Je suis si étourdie du bruit de Paris, j'y ai tant entendu dire de paroles, tant de figures ont déjà passé sous mes yeux, que j'ai peine à me reconnaître, à rassembler mes idées et à leur demander de me dire où j'en suis, où en sont les autres; si ce pays-ci est en bonne ou mauvaise route; si les médecins sont suffisamment habiles, ou plutôt si la maladie ne bravera pas la science du médecin!
J'ai déjà vingt fois arrêté ma pensée sur Madère; quelquefois aussi elle s'est reposée sur Valençay. Mais elle ne se fixe nulle part, et il me semble tout à fait déraisonnable de rien préjuger avant cette grande crise électorale à laquelle je vois que tout le monde se réfère. A tout on dit ici: «Après les élections,» comme, à Londres, le monde frivole disait: «Après Pâques.»
Il y avait un petit article dans le Moniteur d'hier: la disposition ministérielle, la disposition du public en général, est équitable et honorable pour M. de Talleyrand, mais la raison n'est pas à la mode, et dans ce pays-ci moins qu'ailleurs. En vérité, si je voulais faire promener ma pensée sur les mille et une petites complications qui gênent et entravent tout, je ne pourrais arriver qu'à ce résultat: c'est que ce pays-ci est fort malade, mais que le médecin est bon!..
Londres, 10 septembre 1831.– Les lettres de Paris disent que l'éternel bailli de Ferrette s'est enfin éteint et que Mme Visconti, autre merveille du temps passé, en a fait autant.
On me parle d'émeutes féminines; il y a eu quinze cents de ces horribles créatures qui ont fait du train. La garde nationale, à cause de leur sexe, n'a pas voulu user de force; heureusement que la pluie en a fait justice.
Il est arrivé hier une estafette avec quelques rabâchages sur la Belgique, demandant que les Hollandais se retirent encore davantage; que Maëstricht n'ait que des Hollandais seuls pour garnison; notant l'impatience de ce que le général Baudrand ait eu des entretiens directs et particuliers avec les ministres anglais et le rappelant sur-le-champ. Il ne partira cependant qu'après le «Drawing-room».
Rien de nouveau sur la Pologne.
Le Times raconte l'infortunée tentative portugaise. Maudit dom Miguel! Quelle horreur que son triomphe!
A Londres il n'y a qu'une seule nouvelle: c'est qu'à l'occasion du couronnement1, le Roi a autorisé les évêques à quitter leurs vilaines perruques; les voilà tous méconnaissables pour huit jours; ils se sont tellement pressés de profiter de la permission qu'ils n'ont pas donné à leurs cheveux le temps de repousser, cela fait qu'ils ont de drôles de figures et qu'au grand dîner du Roi, ils ont fait la joie de tous les convives.
Londres, 11 septembre 1831.– Les conversations tournent encore toutes sur le couronnement; la rentrée pédestre et crottée du duc de Devonshire, les faits, gestes, figures et paroles de chacun, sont commentés, embellis, défigurés, passés en revue avec plus ou moins de charité, c'est-à-dire sans charité aucune. Il n'y a que la Reine à laquelle personne ne touche; tout le monde dit qu'elle était la perfection et on a bien raison.
J'ai vu hier le duc de Gloucester auquel je n'ai rien tiré, si ce n'est qu'au grand dîner diplomatique que nous avons aujourd'hui à Saint-James, on avait cherché le moyen d'éviter le Van de Weyer qui fait tomber la duchesse de Saxe-Weimar en défaillance. On a, en conséquence, imaginé de n'inviter, hors les ambassadeurs, que ceux des ministres qui sont mariés: l'expédient me paraît un peu stupide.
Toutes les vieilles antiquités disparaissent; voilà lady Mornington, mère du duc de Wellington, qui est morte hier à 90 ans: cela ne fait pas grand'chose à son fils.
La Landgravine de Hesse-Hombourg et le duc de Saxe-Meiningen sont partis hier par le bateau à vapeur pour Rotterdam; la duchesse de Cambridge part aujourd'hui pour la Haye par Bruges. La grande affaire de tout ce monde est d'éviter Bruxelles!
Lady Belfast raconte fort drôlement la visite et la réception des yachts anglais à Cherbourg. Les autorités les ont reçus et n'ont jamais pu comprendre ce que c'était qu'un Gentlemen's Yacht Club dans lequel le gouvernement n'intervenait nullement; elles ont presque pris ces messieurs pour des pirates. Cependant on leur a donné un dîner et un bal. Lord Yarborough a voulu les leur rendre à bord de son yacht, mais toutes les belles dames de province ont déclaré que rien ne les ferait danser sur mer, qu'assurément elles auraient toutes des maux de cœur horribles, que cette proposition était tout à fait barbare, et enfin lord Yarborough a été obligé de céder et de donner un bal dans une guinguette de Cherbourg, où il a cependant trouvé moyen de dépenser dix mille francs dans une seule soirée.
Londres, 13 septembre 1831.– Le «Drawing-room» d'hier était plus nombreux que jamais, par conséquent si long et si fatigant qu'il a successivement mis le Mexique, l'Espagne et Naples hors de combat. Après les évanouissements successifs des trois représentantes, nos rangs étaient si clairsemés qu'il a fallu d'autant plus payer de sa personne.
Mme de Lieven s'est bravement assise sur les marches du trône et, de là, elle a passé dans le cabinet du Roi où elle a fait lunch; elle est ensuite revenue nous dire qu'elle n'était pas fatiguée et qu'elle n'avait pas faim. Elle était tentée d'ajouter que nos jambes devaient être reposées du repos des siennes et notre estomac satisfait de savoir le sien restauré.
Les Pairesses, dans leur costume, avaient en général bon air. Il y en a une, pauvre malheureuse, qui a payé cher le plaisir d'user du droit de Pairesse: celui d'aller chez le Roi en dépit du Roi lui-même. Lady Ferrers avait été une femme entretenue, ou à peu près, et la maîtresse de son mari avant d'être sa femme. Lord Howe a dit à lord Ferrers que la Reine ne recevrait pas sa femme, mais lord Ferrers ayant répondu que le droit des Pairesses était d'entrer chez la Reine, on n'a pas pu s'y opposer. Seulement on l'a prévenu que la Reine détournerait la tête lorsqu'elle passerait; c'est ce qui a eu lieu. Mais je dois dire que le bon cœur de la Reine a paru encore dans cette circonstance. Elle a eu l'air de commencer à causer avec la princesse Auguste avant que lady Ferrers fût devant elle; elle n'a pas interrompu sa conversation et on pouvait croire que la pauvre proscrite
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Couronnement du roi Guillaume IV.