Souvenirs d'une actrice (2/3). Fusil Louise

Souvenirs d'une actrice (2/3) - Fusil Louise


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une rotonde qui s'avançait en amphithéâtre. De chaque côté on descendait par un escalier ayant une rampe pour soutenir les femmes, qui étaient échelonnées deux à deux du haut en bas, et chantaient les hymnes. Elles étaient vêtues d'une tunique blanche, portaient une écharpe transversale sur la poitrine, une couronne de roses sur la tête, et une corbeille remplie de feuilles de roses, dans les mains.

      Cette conformité de costumes formait un coup-d'oeil ravissant. Un orchestre nombreux, composé de tout ce que la capitale possédait de célébrités musicales, et présidé par Lesueur, remplissait le devant de la rotonde. Les députés de la Convention, en grand costume, étaient sur le balcon. Près des carrés, en face, on voyait la statue de l'Athéisme. Ce fut celle à laquelle Robespierre, un flambeau à la main, vint mettre le feu et dont il partit une espèce d'artifice. Cette effigie fut remplacée par une statue de la Raison, qui se découvrit toute noircie des flammes de l'Athéisme et du Fanatisme. Le changement de décoration eut peu de succès.

      Cette cérémonie accomplie, le cortège se mit en marche, et Dieu sait la fatigue et la chaleur que nous éprouvâmes jusqu'au Champ-de-Mars. Ce fut sous l'arbre qui était au sommet de la Montagne que nous chantâmes:

      Père de l'univers, suprême intelligence,

      Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels,

      Tu révélas ton être à la reconnaissance, etc.

      Cette cérémonie finit fort tard. Nous mourions de soif et de faim; Talma et David eurent grand'peine à nous trouver quelque chose à manger; encore fûmes-nous obligées de nous cacher, car cela aurait pu paraître trop prosaïque à Robespierre, qui, placé au sommet de la Montagne, croyait sans doute que cette nourriture d'encens devait nous suffire. Ce fut là, a-t-on rapporté depuis, que Bourdon (de l'Oise) lui dit:

      «Robespierre, la roche Tarpéïenne est près du Capitole![6]»

      C'est la première fois que je vis de près ce député qui faisait trembler tout le monde. Je le vis encore le jour où l'on mangea devant les portes. Des tables étaient placées rue Richelieu, devant le théâtre de la République. Il s'arrêta pour parler, je ne sais plus à qui. Il avait l'air de fort mauvaise humeur, et ne semblait pas approuver ce burlesque festin, commandé par la commune de Paris. Aussi nous permit-on de quitter la table de bonne heure, à notre grand contentement.

      Je n'ai jamais vu Robespierre dans les coulisses du Théâtre de la

      République, quoique j'aie lu quelque part qu'il y venait tous les jours.

      Le comité de salut public, devant qui tout tremblait, finit enfin par inspirer des craintes sérieuses aux plus chauds démocrates, surtout lorsqu'ils se virent attaqués directement. Plusieurs d'entre eux avaient été envoyés à l'échafaud; les autres en étaient menacés. Une telle violence ne pouvait plus avoir une longue durée; on commençait donc à entrevoir quelque faible espoir. Le 8 thermidor, jour où Robespierre fut attaqué par ses collègues, Talma jouait au Théâtre de la République la tragédie d'Épicharis et Néron, de Legouvé. Une foule de vers portaient à faire des applications sur la circonstance, tels que ceux-ci, par exemple:

      Eh! pourquoi voulez-vous, Romains, qu'on se sépare!

      Quelle indigne terreur de votre âme s'empare?

      Voilà donc ces grands coeurs qui devaient tout souffrir!

      Ils osent conspirer et craignent de mourir.

      […]

      Croyez-vous du péril par là vous délivrer?

      Non, si Néron sait tout, votre impuissante fuite

      Ne dérobera pas vos jours à sa poursuite…

      […]

      Courez tous au Forum; moi, d'un zèle aussi prompt,

      Je monte à la tribune et j'accuse Néron.

      Je harangue le peuple et lui peins sa misère;

      J'enflamme tous les coeurs de haine et de colère.

      À ce vers, les applaudissements, long-temps comprimés, éclatèrent tumultueusement; puis il se fit tout à coup un grand silence, et l'on semblait frappé de terreur. On laissa continuer la pièce; mais le lendemain, 9 thermidor, on donna de nouveau l'ouvrage, et les applications furent saisies avec fureur.

      […]

      la force! eh! qui t'a dit que tu l'aurais toujours?

      […]

      C'est demander la mort que m'inspirer la crainte.

      […]

      J'assieds sur l'échafaud mon trône ensanglanté,

      Et je veux que toujours le monde épouvanté

      Redoute, en me voyant, le signal du supplice,

      Et que l'avenir même à mon nom seul pâlisse.

      […]

      Quand ils le verront mort, ils oseront s'armer;

      Mais, tant qu'il règnera, n'ayez pas l'espérance

      Que d'un maître implacable ils bravent la puissance.

      […]

      Dans le fond de leur âme ils cachent leur fureur,

      Et n'attendent qu'un chef pour montrer tout leur coeur.

      […]

      Une voix même crie en mon coeur oppressé;

      Tremble, tremble, Néron: ton empire est passé.

      […]

      Me voilà seul portant ma haine universelle.

      […]

      Tous les morts aujourd'hui sortent-ils du tombeau?

      Meurs! meurs! criez-vous tous…

      […]

      Décret du sénat qui condamne Néron.

      Il éclata un applaudissement de rage à ce vers, de même qu'aux vers suivants:

      Quoi! tout souillé du sang des malheureux humains,

      Ton sang, lâche Néron, épouvante tes mains.

      […]

      Je n'aurai pas su suivre et ne sais pas mourir.

      […]

      Et mourant dans la fange, on ne le plaindra pas.

      Le spectacle dura jusqu'à une heure du matin, car chaque vers fut interrompu et redemandé.

      Après une si longue terreur, cette horrible position finit enfin; les prisons s'ouvrirent, et l'on reprit l'espoir d'un meilleur avenir.

      Bientôt on éprouva le besoin de revoir sa famille, ses amis éloignés, de compter ceux qui avaient échappé à la mort. On voulut voyager, changer de lieux. L'Italie, dont nos armées occupaient les principales villes, avait attiré une grande partie des proscrits; ils y avaient pris du service militaire ou administratif. Les intimes connaissances s'étaient éparpillées peu à peu, et il n'était resté que ceux que leur état ou leurs affaires empêchaient de quitter Paris.

      C'est de cette époque que Talma commença à négliger sa femme: il rentrait tard les jours qu'il n'était pas occupé au théâtre. Lorsqu'ils avaient du monde à dîner, on l'attendait souvent en vain. Sa Julie trouvait toujours quelques motifs pour l'excuser: Il était bien naturel, disait-elle, que son mari éprouvât, comme les autres, le besoin de se distraire après les chagrins et les dangers de toute espèce auxquels on venait d'échapper. Cette pauvre femme, sans prévoir le sort qui la menaçait, était confiante et paisible; mais moi, qui voyais Talma très assidu auprès d'une jolie petite personne qu'il avait enlevée à son ami Michot, et dont il paraissait fort épris, je ne partageais pas sa confiance; nous en parlions souvent avec Souque, qui s'en apercevait aussi, mais nous avions grand soin de ne pas montrer nos craintes à madame Talma. Je savais que cette seule idée empoisonnerait sa vie, et qu'il fallait la tromper pour ne pas détruire son bonheur et lui ravir sa tranquillité: ce qu'on ignore


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