Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur

Nouvelles Asiatiques - Gobineau Arthur


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des concessions trop faciles. Mais j'ai peut-être des principes un peu sévères. Continuez!

      – L'Arménien a engagé un maître de russe, un maître de français, qui enseigne en même temps la géographie, et une gouvernante suisse. Ces différents frais d'établissement ne sont pas ruineux, et le résultat de la spéculation est que notre compagnie se trouve désormais en état de fournir des épouses et des intendants de mérite à tous les Turcs élevés en Europe et qui tiennent à se faire un intérieur convenable, ou encore aux personnes appartenant à des communions différentes et qui savent apprécier la beauté et le talent.

      – Cet Arménien est assurément un homme de génie! murmura Paul Petro-svitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son ventre.

      – C'est presque ce qu'a dit notre associé américain à Constantinople, quand nous avons partagé nos bénéfices de l'année dernière. Mais il est hors de doute que la voie dans laquelle nous marchons aujourd'hui, et l'extension illimitée de nos affaires, va nous faire monter au-dessus de nos espérances.

      – Je le pense ainsi, mon bon, mon parfait ami, et qui plus est (car je ne songe pas qu'à ma seule propriété! je m'occupe aussi du bonheur de mes semblables! je suis avant tout un philanthrope, moi!), regarde quel bien nous faisons!

      – La chose est claire, repartit Grégoire Ivanitch avec une grimace de supériorité. Nous achetons, pour une centaine de roubles pièce, des pauvres diables de marmots condamnés à végéter ici dans la fange, dans la faim; nous les rendons gentils, doux, aimables, sociables, cela devient des grandes dames et des messieurs, à tout le moins de bons bourgeois ou de braves domestiques. Je voudrais bien savoir qui peut se vanter d'être plus utile au monde que nous? Mais ce n'est pas pour théorifier que je viens te voir. Voici tes dividendes.

      Là-dessus, Grégoire tira de la poche de sa redingote un gros portefeuille, du portefeuille une liasse de billets, et pendant une bonne demi-heure, les deux amis furent plongés dans des calculs qui causaient évidemment par leur résultat une satisfaction vive à Paul Petrowitch. Quand tout ce tripotage eut pris fin, le digne maître de police demanda à grands cris de l'eau-de-vie, et pendant que les verres s'emplissaient, se vidaient et s'emplissaient de nouveau, l'Ennemi de l'Esprit dit à son camarade:

      – Les plus belles étoffes ont un revers. L'année écoulée a été bonne, l'année prochaine sera meilleure; cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre excellente maîtresse de danse, Forough-el-Husnêt, voulait nous aider, elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.

      – Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n'y consentirait pas, ni moi non plus.

      – Quelle idée bizarre vas-tu chercher là, Paul Petrowitch? Les Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d'années, où le goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme-là doit peser… Qu'est-ce qu'elle ne pèse pas? Désormais, on ne veut plus que des femmes minces, et on appelle cela avoir l'air distingué. Je suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, sinon plus. Ce n'est pas ce que j'appellerais une opération. Non, ne me prête pas d'idées ridicules. Je n'ai pas songé une minute aux Splendeurs de la Beauté: à Omm-Djéhâne, je ne dis pas! Elle n'est pas jolie; mais elle parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte; mais, comme nous n'avons pas eu avec elle de frais d'éducation, de nourriture, ni d'entretien, on s'en tirerait. J'ai justement rencontré à Poti un marchand de loupes d'arbres, Français, qui m'a assuré connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher une femme bien élevée; il la veut musulmane afin de s'épargner les ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait parfaitement à cette occasion-ci.

      – Omm-Djéhâne sera l'affaire de ton Kaïmakam, s'il est l'affaire d'Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sentencieusement. Parles-en aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.

      Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent; mais ici une remarque doit trouver sa place. On aurait tort de voir dans l'Ennemi de l'Esprit quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme tant soit peu méchant. Il n'était ni l'un ni l'autre. En tant que moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires: ce n'était pas sa faute, puisqu'il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux; mais on pourrait presque dire qu'il y allait innocemment, puisqu'il ne voyait aucun mal dans ce qu'il supposait être la raison et la vérité. C'était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle dont MM. les entrepreneurs d'entreprises matrimoniales, à Paris, sont assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes défendent sévèrement la traite des esclaves; cela est exact; à ce titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur américain et le commis voyageur français, tous chrétiens, étaient des coquins purs et simples. Mais l'Ennemi de l'Esprit et sa clientèle asiatique avaient de quoi se tenir l'âme en repos, dans un pays où les mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et où l'esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter sous son vrai jour. C'était, et voilà ce qu'on en peut affirmer avec justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l'Esprit, à cause de tous nos malheurs d'ici-bas. Il tenait à ce point.

      Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les Splendeures de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé aussi satisfaisant qu'il l'avait laissée lors de leur dernière entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de construction à peu près européenne, n'en était pas moins meublée et accommodée à la tatare. A la vérité, on voyait pendre sur les murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des gravures coloriées représentant l'histoire de Cora et d'Alonzo, plus un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches épouvantables, et, par une idée vraiment très ingénieuse de l'artiste, regardant d'un œil du côté d'Érivan et suivant de l'autre la direction de Varsovie; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s'étendaient des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d'étoffes du pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d'un amas de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu'elle soutenait de la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman. Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations journalières qui consistaient à ne rien faire.

      Il serait hardi de prétendre qu'elle ne pensait à rien. Cet état paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité:

      – Selam Aleykum! Vous êtes le bienvenu!

      – Aleyk-ous-Selam! madame, repartit l'Ennemi de l'Esprit, mes yeux deviennent brillants du bonheur de vous voir!

      – Bismillah! Asseyez-vous, je vous prie!

      Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.

      Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.

      Grégoire ayant pris place, l'eau-de-vie se trouvant entre lui et la


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